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Souvenirs d'enfance

8 janvier 2006

Du plein soleil aux ténèbres

Du Plain Soleil Aux Ténèbres

Après la fin de la guerre, en 1946, mon frère aîné se maria. Mon père qui, à cette époque, était déjà très malade, bien qu'il n'ait que quarante deux ans, décida de lui laisser la ferme, pour ne s’occuper que du commerce de fruits légumes et poissons que nous avions au village. Nous voilà donc de nouveau vivant à Fuveau. Mon frère Noël et moi  étions heureux de ne plus être à la campagne, car ainsi nous pouvions voir les copains et les copines, et puis surtout, finis les travaux des champs, le nettoyage des écuries, l’herbe aux lapins, et bien d’autres travaux qui nous incombaient malgré notre jeune âge ... Mais cela ne dura pas longtemps car mes parents avaient jugé bon de nous faire embaucher à la mine de Gréasque comme tous les jeunes de notre âge, pour bénéficier  plus tard d'une retraite. Nous voilà partis au bureau d’embauche... Après avoir passé la visite médicale, nous fûmes déclarés bons pour le service, et à partir de ce jour, commença mon versement à la caisse des retraites. Je fus affecté, comme tous les débutants de mon âge, au criblage. Mon frère Noël eut plus de chance que moi : il fut affecté à la chaufferie, où une grande chaudière  servait à faire de la vapeur pour la  machine  qui montait et descendait la cage au fond de la mine.

Au crible, plusieurs jeunes avaient mon âge : c'étaient des anciens camarades d’école, qui étaient tous prédestinés à faire le mineur de fond, car à l’époque, à l’école de Fuveau, nous  étions, Noël et moi, les deux seuls fils de paysans. Il y avait trois cribles : un au nord, un au sud et un à l’est. Les cribles étaient de grandes structures métalliques surélevées, au-dessous desquelles se trouvaient les voies ferrées où les wagons étaient remplis  de charbon  par des goulottes. Le criblage consistait à trier à la main les pierres mêlées au charbon qui avait auparavant  été sélectionné par des tamis énormes qui faisaient un bruit infernal. Le charbon arrivait sur trois bandes transporteuses différentes : la bande des chatilles, celle des grelassons, et celle des roches. De chaque côté de la bande se tenait une dizaine de femmes plus ou moins jeunes toutes vêtues de noir,comme celles des pays islamiques,car en plus du bruit il y avait beaucoup de poussière. Au passage de la toile, elles triaient les pierres qu'elles jetaient dans de gros entonnoirs qui se trouvaient près d'elles. Les pierres tombaient dans une trémie d'où étaient remplis des wagonnets pour le terril. A la bande des roches il n'y avait que des hommes, car les morceaux de charbon et de pierre étaient gros, alors il fallait avoir de la force pour les manipuler. Tout ce petit monde était surveillé par un chef qui se trouvait sur une passerelle. Il était impossible de s'entendre parler. Tout se faisait par gestes, nous avions un code pour se dire l’heure, nous vivions dans un monde de sourds-muets. Souvent les femmes ou les hommes avaient un parent  ou un fils qui n’était pas embauché à la mine mais travaillait au terril “ Terras ” . Le travail consistait à trier le charbon parmi les pierres qui venaient du criblage. Lorsque le chef avait le dos tourné pour une raison ou pour une autre, les femmes et les hommes en profitaient pour envoyer dans les entonnoirs des morceaux de charbon pour en faire bénéficier les leurs. A la fin de la journée, cela leur faisait un pécule appréciable.  Mais parfois, ils étaient pris en flagrant délit, alors là c’était une amende, une mise à pied, ou carrément  le renvoi pour les récidivistes, qui étaient surveillés de près.

Criblage: toile des roches

Terril de Gréasque- 1910-

En principe, nous étions trois ou quatre jeunes par crible. Notre travail consistait à nettoyer sous les bandes car il y avait en permanence de la poussière et des morceaux de charbon qui tombaient. Lorsque nous avions fini le nettoyage, souvent le chef de poste nous mettait à une bande, soit avec les femmes, ou bien avec les hommes, aux roches. Il nous tardait d’avoir fini la journée. Les enfants et les femmes de Fuveau étaient presque tous du poste de l’après midi. Le trajet se faisait à pied. Le soir, après avoir pris la douche, aux alentours de onze heures, nous descendions tous ensemble : il y avait des femmes du village, Madame Polichetti, Adrienne Fina, Laure Aubert, sa sœur, et bien d’autres dont j’ai oublié le nom. Pour la petite histoire, quelquefois nous faisions les voyeurs aux douches des femmes, car contre la porte des douches il y avait un petit trou fait par les anciens depuis des décennies...  Alors à tour de rôle nous y collions un œil pour apercevoir une femme nue. En fait, il était rare d’apercevoir quoique ce soit... Et en plus, il fallait faire le guet, car  un garde  faisait des rondes, mais nous avions de bonnes jambes pour détaler en courant au moindre signal. Pas vu pas pris !... Le lendemain, nous faisions des commentaires entre nous. Eh oui ! Nous n’avions que 14 ans et déjà ...   

         

Nous attendions tous d’être appelés au bureau du chef un jour ou l’autre, car nous avions hâte de descendre au fond de la mine, pour faire comme les hommes, et aussi pour la paye qui était plus élevée. Tous les mineurs sont passés par les criblages avant de faire le grand voyage vers les entrailles de la terre. Enfin ce jour tant attendu arriva : je fus convoqué au bureau du maître mineur qui  me dit que je devais me mettre en contact avec Mr Boyer, le géomètre, et que dorénavant je dépendrais de lui. J’étais très heureux. Mr Boyer était un brave homme, je le trouvais vieux, car il n’était pas loin de l’âge de la retraite. Il était toujours accompagné de son fils Antoine, un brave garçon, mais qui  s’intéressait plus au  pastis  qu’à la géométrie... Ils habitaient aussi à Fuveau. En même temps que moi fut désigné un copain d’école, Jean Lorenzatti, dit  Jeannot , qui, lui, était déjà descendu au fond de la mine.

Le jour “ J ” arriva. Ce moment est inoubliable...Le premier matin, Antoine m’emmena dans la grande salle dite des “ pendus ” où se changent tous les mineurs, pour m’attribuer un seau avec mon numéro. Cette salle était très grande, impressionnante lorsqu’on y pénètre pour la première fois. Elle faisait environ 50 à 60 mètres de long et au moins 30 de large. Elle servait de vestiaire aux mineurs : c'est là qu'ils se changeaient et prenaient  la douche. Il y avait des rangées de bancs avec de hauts dossiers, positionnés dos à dos. En haut des dossiers étaient accrochées des chaînes numérotées; les chaînes montaient jusqu'au plafond (qui était haut), où étaient accrochées des petites poulies de rappel. Au bout des chaînes pendaient des seaux contre lesquels il y avait des crochets. Au début du poste, les mineurs suspendaient leurs vêtements propres et prenaient les bleus de travail. Ils déposaient dans le seau  leurs fonds de poches: briquet, cigarettes, porte- monnaie. Pour protéger le tout, les mineurs accrochaient des cadenas aux chaînes. A la fin de leur poste au fond, ils revenaient dans la salle des pendus pour se déshabiller et prendre la douche commune. Les douches étaient de la longueur de la salle. A la fin de chaque poste, c'était environ 350 mineurs qui remontaient. Il y avait en tout  700 seaux pendus avec les vêtements. Cette salle ressemblait à une ruche : il y avait le bruit des chaînes qui crissaient dans leurs poulies à la montée ou à la descente des seaux, plus les paroles, t les éclats de voix et le bruit de l’eau des douches. Dans cette salle, flottait une odeur particulière: mélange de sueur, de tabac, et d’humidité venant de l’eau des douches...Au changement de poste se croisaient les mineurs qui remontaient du fond et ceux qui allaient descendre: cela faisait beaucoup de monde ! Une centaine de mineurs  se lavaient ensemble, il se frottait le dos mutuellement. Puis ils allaient remettre leurs habits et accrocher les bleus de travail. La première des choses, pour les fumeurs, lorsqu’ils remontaient du fond, était de descendre le seau pour prendre en vitesse une cigarette. Assis sur le banc, face au seau, le visage noirci par la poussière et la sueur, ils se  délectaient, par  grandes bouffées, avec un plaisir immense, car au fond il était strictement interdit de fumer, sous peine de renvoi immédiat. Malgré cela, quelques inconscients prenaient le risque de fumer, et ainsi faisaient prendre un gros risque à leurs collègues....

Souvent  plusieurs membres d’une même famille, père, fils, ou gendre, se retrouvaient dans la salle. Malgré tout, il y avait une certaine pudeur : le fils s’arrangeait pour ne pas être à côté de son père, il se trouvait un seau le plus loin possible, surtout au moment de la douche. Moi qui n’avais que quatorze ans, la première fois que je vis tous ces hommes nus, j’avais honte... les jours suivants, je n’osais pas me déshabiller. Pourtant, lorsque presque tous les seaux étaient descendus, ils nous cachaient les uns des autres. Le plus dur pour moi était de partir avec mon savon dans le main et  traverser la salle des pendus pour aller sous la douche au milieu des hommes...Certains me demandaient de leur savonner le dos, et j’avais honte, j’avais l’impression de voir mon père devant moi...Je baissais les yeux pour ne pas voir...Mais  on finit par s'habituer, bien que j’aie toujours été très pudique : j’ai toujours eu horreur des exhibitionnistes. Lorsque plus tard je suis entré à la centrale thermique de Gardanne, j’ai été content d'apprendre qu’il y avait des douches individuelles avec cabines, ce qui n'empêchait pas quelques abrutis de se balader nus pour faire voir leurs attributs.

                                                             Salle des pendus

Les maisons de la cité de la mine de Gréasque, les corons, n’avaient pas de sanitaires comme de nos jours.  Souvent, le jeudi ou le dimanche, aux heures où il n’y avait personne, les enfants allaient prendre une douche. Ce n’était pas interdit par la direction. Certaines femmes   allaient  dans les douches des chefs de postes, les “porions ”, qui bénéficiaient de cabines individuelles.

Antoine me conduisit à la lampisterie après m’avoir fait attribuer une lampe de mineur avec mon numéro. Ce numéro était très important pour la sécurité du mineur: ainsi les chefs de poste pouvaient savoir si un mineur était descendu au fond, ou, à la fin du poste, s’il était remonté. S’il manquait une lampe sur les étagères, cela signifiait qu’un mineur était resté au fond et des recherches étaient entreprises... Cette lampe était très lourde. A son extrémité pendait un gros crochet, pour la porter ou la suspendre sur le lieu du travail. A cette époque, les lampes- casques  alimentées par une pile que le mineur accrochait à la ceinture, n’existaient pas encore.

        Antoine m’avait dit de suivre les mineurs et de l’attendre au fond du puits : il viendrait me retrouver, accompagné de son père, au prochain voyage. Me voilà,  la lampe à la main et le casse-croûte dans ma musette, prêt pour ma première descente dans les entrailles de la terre...Je suivis un groupe de mineurs dont certains étaient de Fuveau. L’entrée du puits où se trouve la cage se nomme " la recette" (ou carreau). Quelques mineurs, en attendant la cage, fumaient la dernière cigarette avant de descendre. Je m’avançai vers la recette... J’avais la trouille de descendre dans ce grand trou noir...J’entendais un grand bruit continu accompagné de vibrations: c’est le bruit que font les deux cages au passage des bois de guidage : lorsque l'une était en haut, l’autre était en bas du puits. La cage arriva. Il y a deux étages, 50 mineurs environ qui s’entassent...Je les suivis...Tout à coup, je m’entendis appeler :" Marcel ! Marcel !" Je me dressai sur la pointe des pieds pour voir qui m’appelait, car les mineurs étaient de grands gaillards. C’était Robert Christol, un copain d'école, le fils de la garde barrière. J’étais heureux, je me sentais moins seul.  Robert se faufila pour se mettre à mes côtés. Il me demanda où j’allais. Je lui dis que j’étais avec le géomètre. Il vit que j’avais peur de descendre, il me réconforta, car lui, ce n’était pas la première fois qu’il descendait au fond. Tout à coup, le bruit des portes métalliques qui se ferment, un tintement de clochette : la cage commençait à descendre lentement puis accélérait progressivement...J’avais peur, je me tenais au bras de Robert, je sentais mes tripes se soulever dans mon ventre, je trouvais que c’était long...Il faisait nuit et froid,  une odeur d’air vicié émanait du puits. A la lueur des lampes, je voyais défiler le mur noir devant moi, entrecoupé de ferrailles ou de poutres en bois, j'entendais le bruit du frottement de la cage contre les bois de guidage...Et soudain, je sentis la cage ralentir, et là ce fut le plus mauvais moment, car à ce moment là, le câble s’allonge au freinage et on a l’impression qu’elle joue au yoyo...Il paraît que tout dépendait du machiniste : certains étaient plus souples que d’autres à la conduite de la machine. Certains mineurs reconnaissaient qui était aux commandes! Finalement elle s’immobilisa au fond du puits, à 850 mètres de profondeur...J’étais soulagé...Les portes furent ouvertes par le receveur- ouvrier chargé de la réception de la cage aussi bien au jour qu’au fond. C'est lui qui donne le signal de remontée et de descente. Il y avait en tout sept descentes de cage, soit environ  350 mineurs qui descendaient au fond à chaque poste.

La Lampisterie

Me voilà pour la première fois au fond de la mine...Au fond de ce grand trou noir, ce trou dont, depuis des années, j’avais entendu parler par de vieux mineurs. Robert me quitta pour aller à son travail avec les autres mineurs. Antoine m’avait dit de l’attendre au bas du puits; je me mis contre une paroi, face à la cage, de manière à le voir arriver. Je regardais  partout, tout était nouveau pour moi. Les alentours de la recette étaient éclairés: c'était comme une espèce de hall de gare, je voyais des mineurs monter dans des bennes à charbon vides, plusieurs bennes étaient accrochées les unes  aux autres, formant un petit train   tracté par un cheval. Le convoi partit en direction de la galerie principale, appelée le " travers-banc": un travers-banc est une galerie taillée dans la roche .Certains mineurs, assis dans la benne, mangeaient un casse croûte avant d’arriver sur leur lieu de travail. Les lampes étaient accrochées à l’intérieur des bennes. Je demandai à un mineur qui passait où ils allaient. Il me répondit : “ Vers les chantiers! ” Certains chantiers se trouvaient à plusieurs kilomètres du puits...

Plusieurs fois, la cage était descendue, et toujours pas d’Antoine...À présent ce n’était plus des mineurs qui arrivaient au fond, mais du matériel dans des bennes. Les cages se succédaient à une vitesse incroyable, les bennes entraient et sortaient dans un grand bruit, je commençais à me faire du souci, tout en me disant qu'il y avait du monde autour du puits,et qu'il y aurait toujours quelqu’un qui me ferait remonter à la surface...Il y avait aussi mon copain Robert. L’ouvrier de la recette m’avait remarqué, tout seul contre le mur. Il s’approcha de moi et me dit : “ tu attends quelqu’un, petit ? ” Je lui répondis : “ Oui ! Le géomètre ! ” - “ Il ne va pas tarder à descendre ”assura-t-il. Après quelques voyages de la cage, il me fit signe qu’il allait arriver : il y avait un code entre les deux ouvriers de la recette du jour et du fond, à l'aide de  sonneries. Je vis remonter la cage lentement, signe que ce n’était pas du matériel mais du personnel qui arrivait.

Fin du Poste, Sortie de la cage

Quelques instants plus tard, la cage arriva à la recette. A  l’ouverture des portes, j’aperçus Antoine avec son père, et Jeannot Lorenzatti qui  portait tout un harnachement de matériel : un trépied, une valise en bois dans une main et une grande règle dans l’autre.  Antoine, lui, ne portait rien d'autre que sa lampe. Mr Boyer nous dit: “ Allez, les petits, prenez une benne et mettez le matériel à l’intérieur ! ”. Nous voilà partis dans le travers-banc, en poussant la benne sur la petite voie ferrée, nos deux lampes accrochées à l’avant de la benne pour avoir de la lumière devant nous.  Mr Boyer et Antoine nous suivaient. Quelques dizaines de mètres après avoir quitté la recette, nous sommes passés dans un tunnel d’environ 10 mètres de long, plus étroit que la galerie, où passait un grand courant d’air.  Une lourde porte en fer, munie d’un système de fermeture spécial, fermait l'entrée et la sortie. Je demandai à Antoine à quoi servaient ce tunnel et ces portes. “Ce sont des portes étanches .En cas d'accident grave, comme une inondation par exemple, elles permettent d’isoler la mine du puits. Mais elles servent aussi à la régulation de l’air dans les galeries! ” Parfois, il fallait garer la benne sur une autre voie pour laisser passer un cheval qui tirait son convoi de bennes pleines de charbon, en direction de la recette, ou bien vides, en direction des chantiers. Je ne me souviens plus exactement dans quel chantier nous sommes allés. Il se trouvait à environ un kilomètre de la recette. Du travers-banc principal partaient  plusieurs voies vers des chantiers plus ou moins éloignés. Après le travers-banc, les galeries n’étaient plus taillées dans la roche : il y avait des boisages, pour soutenir, en terme du métier,  le toit, (" leï daou "), plafond du chantier qui, sinon, s’effondrerait. C’est à partir de ce point que commence vraiment  la mine: plus de lumière, des galeries boisées. Il y avait un charroi de bennes, vides ou pleines, pour accéder à " la taille",  lieu où le mineur abattait le charbon. Il y avait parfois de grandes côtes à monter, appelées " plan incliné": un système à double voie  ingénieux, fait de câbles et de poulies. Le poids des bennes pleines qui descendaient, faisait monter les bennes vides. Après, la galerie était de nouveau horizontale (le plan) :c’est là que, tirées par des ânes, les bennes étaient acheminées vers l’entrée des chantiers. Les ânes  étaient conduits par des jeunes de mon âge.

Les mineurs travaillaient en bande : une bande était constituée de 5 ou 6 mineurs, sous les ordres d’un chef d’équipe. Dans la bande,on trouvait le “ mendit ”, homme à tout faire,  qui venait récupérer les bennes vides et les acheminait en les poussant jusqu'à" la taille", où elles étaient remplies. Souvent il y avait des accrochages entre mendits, pour une benne vide en plus ou en moins, car il ne fallait pas que la compagnie qu’ils desservaient manque de bennes. Les mineurs étaient payés à la benne. Certaines bandes gagnaient plus d’argent que d’autres : une bonne bande remplissait entre 10 et 15 bennes par homme et par poste. Certains mineurs demandaient à changer de bande pour différentes raisons: pour incompatibilité d’humeur, pour gagner plus d’argent, et aussi pour  divergences d'opinion politique... 

D’après les anciens mineurs, il y avait, au fond de la mine de Gréasque, dans les années 50, environ 25 à 30 chevaux et une trentaine d’ânes. Le cheval avait un rôle bien déterminé : il faisait le charroi des bennes pleines vers le bas du puits, et des vides vers "le pendis" (la poulie). Un cheval pouvait tirer jusqu’à 25 bennes pleines, et beaucoup plus de vides. Pour la petite histoire, d’après les mineurs, certains chevaux arrivaient à compter les bennes accrochées à leur palonnier... En principe, les bennes pleines, à l’arrêt, étaient tampon contre tampon. Lorsque le cheval démarrait, il y avait rattrapage entre les bennes :on entendait un bruit : tac –tac –tac, au démarrage de chaque benne. Si le mendit avait mis deux ou trois bennes de plus, le cheval s’arrêtait de tirer ! Incroyable mais vrai !... Les écuries des chevaux étaient à proximité du puits : la grande écurie était bien entretenue par des palefreniers,et il y avait aussi un maréchal-ferrant, Mr Vitalis,(dit "n'est-ce-pas"), aidé par son gendre (Anibal Sacchi). Les chevaux et les ânes faisaient deux journées: le poste du matin, et celui de l’après midi, ce qui leur faisait 16 heures de travail. Et de plus, ils étaient souvent  maltraités par certains mineurs. D'autres avaient  pitié de ces malheureuses bêtes qui  travaillaient dans la nuit jusqu’à la fin de leur vie...Quelle triste destinée ! Les écuries des ânes étaient à proximité des chantiers, ils ne regagnaient la grande écurie que le samedi soir, à la fin du dernier poste. Ce soir- là, souvent, les jeunes qui les conduisaient leur montaient  sur le dos et les faisaient courir pour être plus vite arrivés au puits. Il est arrivé qu’un âne, en courant, se prenne une patte dans l'un des nombreux aiguillages du travers-banc: la pauvre bête y laissait son sabot, et il fallait l’abattre.

Malheureusement, cette vie de cheval ou d’âne souterrain, impliquait qu’une fois entrés dans la mine, ils n’en sortaient que morts. Rares ont été les Chevaux ou les Anes rachetés par des mineurs ou autres, pour qu’ils puissent finir leurs  jours au soleil... (J’ai mis le mot Chevaux et Anes avec une majuscule, car j’estime qu’ils méritent un grand respect, ces mineurs à quatre pattes…..)

                                                         

                                                      Descente d’un cheval

                                            Verticalement au fond du puits

Cheval  au fond

Nous voilà tous les quatre au bas de la poulie.  Mr Boyer nous dit : “ Petits ! Garez la benne sur cette voie, et prenez le matériel ”. Jeannot prit le trépied et la longue règle, moi je me chargeai de la valise en bois. Nous montâmes la longue côte de la poulie et Mr Boyer nous dit : “ Petits ! Faites attention de ne pas vous faire accrocher par une benne ! ” Effectivement les bennes vides qui montaient vers les chantiers  passaient très près de nous. Peu après, nous arrivâmes au sommet de la poulie, sur ce que les mineurs appelaient “ le plan ”. Cet endroit était une galerie plane qui se dirigeait vers les chantiers. Nous croisâmes un jeune de notre âge qui menait un âne attelé à un petit convoi de bennes. Juste avant les chantiers, il y avait une plaque tournante où les mendits venaient chercher leurs bennes vides. Ils les faisaient tourner sur la plaque pour les mettre en direction de leur chantier. Nous changeâmes de direction, empruntant  une galerie qui nous mena jusqu' à un chantier. Enfin nous étions arrivés au cœur de la mine !...Pour la première fois, je voyais les mineurs en plein travail, le torse nu, couverts de sueur, méconnaissables à cause de la poussière de charbon qui couvrait leurs visages. Ils étaient presque                                     

                                  Le Mineur en plein travail

nus, et chaussés de souliers à clous, un vieux pantalon coupé à  hauteur des cuisses, et sur la tête, une vieille casquette, ou bien le rond d’un vieux chapeau melon de l’époque...Un ou deux d'entre eux abattaient le charbon à coups de pic, ou au marteau-piqueur ; les autres, avec une pelle, remplissaient les bennes. Pour la première fois, je voyais la couche de charbon, légèrement en oblique entre deux bancs rocheux. Les lampes étaient accrochées au boisage, et les “ gulards ”, eux aussi, y étaient accrochés : un gulard n’était ni un carnier ni une musette. Il servait à porter le casse-croûte, il était tout en cuir  marron clair, mais en vieillissant il devenait presque noir. Sur le côté, des petites poches servaient à mettre un  flacon de sel ou autres petites choses et sur le devant s'ouvraient deux grandes poches. L’intérieur était renforcé, pour ne pas qu’il se déforme. En principe, lorsqu’un jeune commençait la carrière de mineur, ses parents lui achetaient un gulard, qui devait lui servir jusqu’à la retraite !.. Je ne sais pas qui les confectionnait, sans doute un bourrelier de l’époque. C’étaient des chefs-d’œuvre de maroquinerie.   

A notre arrivée, les mineurs s'arrêtèrent de travailler. Ils savaient que le géomètre était là pour prendre des mesures sur le chantier. Antoine mit le trépied en place au milieu de la voie, puis il installa la lunette. Mr Boyer me dit : “ Marcel ! Prends la règle et va te mettre au front de la taille ! ” Les mineurs s’écartèrent, et me voilà contre la veine de charbon. Il visa et  me dit : “ Tiens la règle bien droite !prends ta lampe, mets la à côté de la règle ! Plus haut ! Plus bas ! Ne bouge plus ! ” La lampe était lourde à tenir, à la hauteur de mon visage.  Mr Boyer me dit d’un ton un peu sévère : “ Marcel, ne bouge pas ! Si tu continues à bouger, on va y passer la matinée ! ” Je fis un gros effort, je me disais : “ Mais pourquoi as-tu pris cette règle le premier, tu aurais pu la laisser à Jeannot ! ” Quelques secondes après : “ C’est bon, tu peux revenir ! ” Dit-il. Antoine avait un carnet : il prenait des notes que son père lui dictait.

Nous voilà repartis en direction du puits. Il était environ onze heures. Arrivés au puits, Mr Boyer demanda, à l'homme de la recette, la cage pour remonter au jour. La cage arriva. Un mineur  sortit les bennes vides pour que nous puissions entrer avec le matériel. Les portes se fermèrent, plusieurs coups de sonneries retentirent, et nous  repartîmes pour la surface. Un homme profita de la cage pour monter avec nous : il n’était pas sale comme les mineurs, des stylos et un carnet sortaient de la pochette de son bleu de travail. Il parla avec Mr Boyer. J’en déduisis que c’était un chef de poste, un  porion. Nous n’étions que cinq dans la cage, j’en profitai pour bien voir les bois de guidage : je regardais dans tous les sens : au plafond de la cage  des petits trous permettaient d'apercevoir la lumière du jour. Je voyais les gros câbles, j’avais peur qu’ils cassent...Tout à coup, un grand bruit suivi d’un courant d’air me fit peur : c’était le croisement avec la cage qui descendait. Antoine m’avait  dit que l’on ne craignait rien car la cage avait un parachute. Alors dans ma tête, je voyais une grande toile blanche s’ouvrir et la cage descendre lentement !...Mais en réalité, il m’expliqua que si le câble venait à casser, il y avait un système mécanique : automatiquement des sortes de crochets, ou patins, venaient freiner contre les quatre bois de guidage et ralentissaient la chute de la cage. Le passager s’arrêta à la cote + 30 par rapport au niveau de la mer. La cage repartit vers le trou de lumière qui grandissait de plus en plus, puis elle s’immobilisa. Enfin, nous étions au jour...Une foi sortis, Mr Boyer nous dit : “ Petits, vous pouvez aller prendre la douche et rentrer chez vous ! A demain matin, sept heures ! Et soyez à l’heure ! ”. Nous avions fini la journée... Après avoir posé nos lampes, nous nous rendîmes à la salle des pendus : je descendis mon seau pour la première fois ! Nous n’étions que tous les deux à prendre la douche. Après avoir attendu  Jeannot un moment, nous sommes partis à pied. Du carreau de la mine jusqu'à Fuveau, il y avait une trotte, mais nous avions de bonnes jambes, et j’étais content d’avoir découvert le fond de la mine dont j'entendais parler depuis des années. 

Pour en revenir au câble de la cage, il cassa rarement, et jamais à la descente ni à la remontée du personnel, heureusement ! Cela se produisait seulement à la descente et remontée rapide des bennes, sans doute à cause de la manœuvre plus ou moins souple du machiniste. Si cela arrivait quand les mineurs étaient au travail, ils devaient sortir par une ancienne mine en plan incliné, dite "Castellane", qui n’était plus exploitée depuis des années, mais avec laquelle les mineurs avaient fait la jonction. Elle se trouvait à environ 5 ou 6 kilomètres du puits. Ils s'y rendaient à pied en file indienne, à travers des vieux chantiers. Arrivés au pied de la descenderie, il y avait environ 800 marches à monter avant d’atteindre la surface.

Dans la semaine, une équipe de nuit descendait faire la visite du puits pour surveiller l’état des bois de guidage de la cage, de toutes les tuyauteries d'eau, d'air et des câbles électriques. Pour ce faire, ils descendaient dans un grand seau qui pouvait contenir plusieurs personnes. Ce seau était appelé "la cuffat". Il avait une grande anse à laquelle était accroché un câble. Pour exécuter le travail, il fallait que la cage soit au bas du puits. Pour éviter que la cuffat ne tourne sur elle-même, un des hommes tenait une barre de fer qui avait, à son extrémité, un anneau qui encerclait le câble principal de la cage, et  en quelque sorte, servait ainsi de guide. La cuffat était descendue lentement à l’aide d’un gros treuil que se trouvait sur le chevalement ; ce treuil était conduit par un des machinistes qui, d’ordinaire, conduisait la cage. Il est  arrivé, dans certains puits, que le câble de la cage casse, et que les mineurs ne puissent sortir que par la couffat, n'ayant aucun autre moyen pour remonter à la surface. Cela devait être impressionnant...

                                     

                                                          La Cuffa

                                         L’enfant aux pieds Nus (Un Galibot)

Avant que les puits soient forés verticalement, il y avait des descenderies plus ou moins profondes. En chassant dans les alentours de Fuveau ou Gréasque, il n’était pas rare de tomber sur des anciennes mines en plan incliné, connues de presque tous par leurs numéros : le 10, le 14, le 16, le 18 et bien d’autres...Dans les années 80, les accès furent tous bouchés par des dalles en béton. Le puits N° 1 se trouvait au coin de l’ancienne mairie de Fuveau: une grosse pierre servit de banc à plusieurs générations,  pour se mettre au soleil en hiver, ou prendre le frais l’été, le soir après le repas.

Je me souviens que lorsque nous étions enfants, nous allions à une ancienne mine appelée l’Arbinotte. Elle était située au bord de la route, entre Fuveau et  Belcodène. Munis de lampes de poche, nous descendions le plus loin possible. Le pourcentage de la pente était très élevé. A une cinquantaine de mètres de l’entrée partaient des galeries perpendiculaires à la nôtre, et, encore plus bas, d’autres galeries s’enfonçaient dans le noir... Nous aurions bien aimé aller y voir, mais la peur nous prenait de voir surgir une grosse bête, ( qui n’existait, bien sûr, que dans notre imagination), et nous remontions. Cette mine était appelée par les anciens "les quatre pans", parce qu'à certains endroits, la hauteur sous plafond  ne dépassant pas 80 centimètres à un mètre, les mineurs devaient travailler à genoux, ou couchés sur le côté. Le charbon était sorti par des enfants de 7 à 12 ans, munis d’une courroie ou d'une ceinture passée autour d’une de leurs épaules. Ils se tenaient à genoux ou à quatre pattes, pour tirer, à l'aide de la courroie,  un couffin ou un petit chariot chargé de charbon. J’ai connu personnellement des vieux mineurs qui avaient fait ce pénible travail à la mine des quatre pans. Un autre ancien mineur, Mr Barret, qui travaillait dans les années 1920 dans une mine identique, me racontait un jour, que lorsqu’il avait 8 à 10 ans , il partait à pied  de Fuveau vers les quatre heures du matin avec d’autres enfants de son âge, accompagnés par les mineurs. Ils allaient travailler à la mine de la région de Valdone, à environ une dizaine de kilomètres. Ils passaient par des raccourcis à travers les collines.  Une fois par semaine, chemin faisant, il coupait des branches de genêts pour se fabriquer un petit balai qui lui servait, dans la galerie, à débarrasser du sol les petites pierres  qui l’auraient blessé aux jambes en tirant le couffin. Il me disait aussi qu’il faisait des journées de dix à douze heures. En hiver, de toute la semaine il ne voyait pas le soleil. Il le voyait seulement le dimanche, à condition qu’il fasse beau.

A cette époque, il n’y avait pas de douche, ni à la mine ni dans les maisons. Le mineur arrivait tout noir de charbon, les femmes faisaient chauffer de l’eau,et ils se lavaient dans une grande lessiveuse. Souvent,  par économie, plusieurs mineurs d’une même famille se lavaient à tour de rôle dans la même eau, pour ne pas avoir à la changer ni à la réchauffer. Les draps de lit en lin étaient  noirs...Plus tard, les mines furent  modernisées : les douches  permirent aux mineurs de mieux se laver et surtout de ne plus ramener de  poussière chez eux.

Tous les jours nous faisions un nouveau chantier. Peu à peu, je découvrais toute la mine. Certains quartiers  se trouvaient à  trois kilomètres du puits. Le plus éloigné était le quartier appelé " le fond". Il y faisait une chaleur insupportable...C’est là que je vis pour la première fois des mineurs y manier pics, pelles et marteau piqueur, dans une nudité intégrale. Ils avaient seulement leurs souliers à clous.... Cela m’avait choqué, d'autant plus qu’il y avait des mineurs que je connaissais, puisque certains étaient les pères de mes camarades d’école. J’étais énormément gêné... Un autre quartier, nommé " le plan nord",  était assez éloigné du puits. Il y avait en permanence une trentaine de centimètres d’eau et les mineurs travaillaient dans des conditions déplorables: l’eau tombait des toits en permanence. Pour ne pas la recevoir sur le dos, ils se protégeaient en disposant des tôles ondulées, inclinées vers la paroi entre les boisages. Le boisage des galeries était indispensable pour la sécurité des mineurs : à mesure que le chantier avançait, il fallait boiser, c'est- à- dire poser un cadre pour maintenir le toit, de façon à éviter que tombent des placages plus ou moins grands. Malgré tout, il y eut des accidents graves, et plusieurs ont laissé leur vie sous des éboulements (coup de couche). Lorsque toutes les mines de la région étaient en activité, de grosses secousses se faisait sentir, souvent la nuit. Quelquefois, la secousse était si violente que la vaisselle  tombait dans les buffets. Certaines maisons étaient  fissurées... Ces secousses étaient appelées "des pets de mine". De nos jours, il n’y a plus de secousses depuis que la mine a cessé d’être exploitée.      

   

         L'eau s'infiltrait énormément  dans la mine : des sources coulaient  dans presque tous les chantiers. Cette eau était plus ou moins bonne à boire, elle avait parfois un goût de fer. Par contre, la source du plan nord, que les mineurs appelaient "la source bleue ",  était paraît-il très bonne, surtout pour boire le pastis !...Car quelquefois, les mineurs buvaient un pastis ou deux avant le casse- croûte de la mi- journée. Mais selon eux, le pastis bu au fond faisait plus de mal que celui bu à la surface ... Toute cette eau était récupérée par des petits caniveaux, et  descendait par gravité à proximité du puits, où se trouvaient des grosses pompes qui l’envoyaient à la cote + 30. Là encore,  elle était acheminée par gravité vers le puits Gérard qui se trouvait à Biver, commune de Gardanne. Du puits Gérard part une galerie qui débouche à Marseille Nord, au quartier de la Madrague. Cette galerie, appelée "la galerie de la mer", mesure 14,859 Km.  Les travaux de percement commencèrent  en 1890 et furent terminés en 1905 : il a donc fallu 15 ans  pour arriver à la Madrague. De nos jours, cette longue galerie est toujours en service. Amenant à la mer un débit de 1.000 à 2.200 l /seconde, la galerie supérieure a une voie ferrée comportant une voie de garage et une ligne double de trolley fonctionnant dans les deux sens. Huit locomotives assuraient le trafic directement vers les criblages.

         

         D’après les témoignages de certains mineurs de la mine de Gréasque, ils auraient pêché des anguilles dans l’eau de la galerie de la mer, chose très possible ! Dans la couche de charbon, il y avait beaucoup de poissons et coquillages fossilisés. Il a même été trouvé plusieurs fois des carapaces de tortues.   

Quelquefois, nous descendions au fond de la mine la nuit, lorsqu’il n’y avait plus personne, pour pouvoir prendre des mesures, dans des chantiers où, dans la journée,circulaient trop de monde et de charrois.  Mr Boyer nous disait : “ Petits, ce soir on descend vers minuit ”. Cela ne me plaisait guère, car il fallait monter de Fuveau à pied en pleine nuit. Avec Jeannot, nous nous donnions rendez-vous et nous montions ensemble. Au fond, ne restait que le mineur qui s’occupait des pompes. Arrivés au bas du puits, nous prenions deux bennes : Mr Boyer montait dans l'une d'elles et  s’asseyait sur la caisse de la lunette de mesure. Antoine grimpait dans l’autre avec le reste du matériel. Après avoir accroché deux lampes à l’avant de la benne, nous  partions souvent très loin... La mine était à nous : personne dans les galeries, ni chevaux, ni ânes. Avec Jeannot, nous faisions la course : nous poussions chacun notre benne à toute allure. Une fois lancé, je montais sur le tampon pour reprendre mon souffle. J’avais du plaisir, et Jeannot aussi !...Je revois Mr Boyer, les deux mains agrippées au bord de la benne...Il me disait sans arrêt en provençal : “ va dasé pichot ! Aven lou temps ! ” (Va doucement petit, nous avons le temps !) Arrivés au chantier, le moment était venu de prendre les mesures, et comme la mine était déserte, Mr Boyer  les prenait de beaucoup plus loin. Après s’être installé, le géomètre m’envoyait au fond du chantier, pour tenir cette sacrée règle ! Il n’y avait aucun bruit, le silence était total, et j’avais peur...De temps à autre, on entendait des petits craquements, qu'on ne perçoit pas en temps normal : il paraît que la mine travaille lorsqu’il n'y a plus personne ... Possible ! Je me languissais que ce soit fini, mais le géomètre prenait son temps: " plus haut ! Plus bas !" -" Bon, repose-toi un moment", me dit Antoine, le temps qu’il inscrive sur son carnet les notes que lui dictait son père. Tout à coup, je vis une forme bouger entre les bois de soutènement, pas très loin de moi...Je lâchai la règle,  m’approchai lentement avec ma lampe,  cherchant à voir : j’avais peur que ce soit un rat, mais c’était un petit chat ! En me voyant, il se mit à miauler. Je le pris dans mes mains tout en lui parlant. Eh! Oui !...Il y avait des chats au fond de la mine, des chats que les mineurs descendaient pour faire la chasse aux rats, car il y en  avait beaucoup.

Les chantiers étaient alimentés en air comprimé pour actionner les marteaux piqueurs, les perforatrices et les treuils. Cet air était acheminé par une colonne  suspendue en haut des boisages. Sur cette colonne, couraient souvent des rats qui se nourrissaient de miettes des repas des mineurs. Ceux-ci posaient des collets sur la colonne, ou bien mettaient des pièges. Il arrivait parfois qu’un rat s’introduise dans un gulard et  dévore une partie de son contenu : il sautait au moment où le mineur décrochait le gulard pour casser la croùte.

Mr Boyer était du genre peureux : il était à l'écoute du  moindre craquement...Antoine en profitait, car il lui tardait de remonter à la surface : après nous avoir fait un signe en mettant un doigt devant sa bouche pour  dire “ chut ! ”,  pendant que son père montait où démontait la lunette de visée, il ramassait une poignée de petits bouts de charbon et l’envoyait en direction du toit. Entendant le bruit, Mr Boyer s'immobilisait, tendait l'oreille, et disait en provençal : “ Les toits travaillent ! ” Il marquait un temps d’arrêt de quelques secondes, puis  nous disait : “ Allez, petits, rentrez le matériel ! On remonte ! ” Antoine riait sous cape,  en  clignant de l’œil, et nous repartions en direction du puits !....         

Pendant quelques jours Mr Boyer  fut absent, alors le chef du carreau me mit à un endroit qui s’appelait “ le couloir ”. C'était en surface, à quelques mètres du puits où sortent les bennes pleines. Mon travail consistait à prendre les bennes, les unes après les autres, en les poussant vers le traînage. Le traînage était une longue chaîne à gros maillons qui partait de ce couloir et  finissait au criblage. A environ 800 mètres du puits, il y avait deux voies sur un talus, l'une pour convoyer les bennes pleines, et l'autre qui remontait les vides vers le puits. A l’avant ou à l’arrière de chaque benne (tout dépendait dans quelle direction elles étaient tournées) se trouvaient deux fers plats en forme de "V". Je ne me souviens plus s’il y avait une sonnerie ou un autre signal pour m’indiquer le moment où je devais pousser  la benne ; celle-ci avançait vers la chaîne, où un maillon venait s’encastrer dans le "V" du fer plat. Les bennes étaient  marquées sur le côté, du numéro de la bande qui les avait remplies, et quand elles passaient devant le contrôleur qui était posté dans un petit local, il contrôlait le numéro et vérifiait aussi qu’il n’y ait pas trop de pierres mélangées au charbon. Si c’était le cas, je crois que la bande qui les avait remplies était pénalisée... Le traînage passait à quelques mètres des logements de la cité où logeaient les mineurs. Le roulement faisait du bruit, mais cessait le soir à la fin du poste. En bout de course, la benne était libérée de la chaîne, puis était ensuite introduite dans une cage appelée "culbuteur"où elle faisait  une rotation de 360 degrés. Le charbon était dirigé vers les criblages par des bandes transporteuses. Les bennes remontaient vers le puits pour être à nouveau descendues au fond de la mine. Il arrivait parfois qu’une benne déraille, ce qui provoquait un arrêt du traînage, souvent très long.

Les mineurs de fond étaient des hommes pleins d’humour, des galéjeurs. Ils avaient presque tous des sobriquets qui se sont transmis et se transmettent toujours, de génération en génération, à tel point que certaines personnes  connaissent uniquement ce sobriquet et ignorent le nom de famille !.... A ce propos, j’ai une anecdote personnelle à vous raconter : il y avait au village un mineur dont le sobriquet était "Niki". Il était connu dans la région pour être un grand joueur de boules à la longue (jeu provençal). J’ai toujours entendu dire, lorsque les gens parlaient de sa famille ; la femme de Niki, la fille de Niki, le cabanon de Niki... Alors j’ai toujours cru que c’était son nom. Je l’ai fréquenté pendant environ 40 ans. Il a fallu qu’il décède pour que j'apprenne qu’il s’appelait  Lorenzatti ....

Ceci se passe au fond de la mine  le lendemain d’une élection électorale. Les commentaires vont bon train, les uns demandent aux autres pour qui ils ont voté, l' un dit : “ Moi, j’ai voté communiste ! Mais il y a un type sur la liste que je ne connais pas, alors je l’ai rayé, tout simplement ! ” “ Quel était son nom ? ” lui demande un autre .Le mineur le lui dit, et l'autre devient furieux “ Espèce de couillon, c’est moi !! ” - “ Ah! Çà  alors,  Petit Pois, c'est toi ?!!... ” Eh bien oui, c’était “ Petit Pois ”....   

    

Quelques sobriquets : Moto, Gigot, Bombardier, Pastis, Tchoi, Pitré, Coquillade, Bachin, Michey, Tchéffé, Laseille, Bacana, Marseille, Gisclé, Moustic, Babouille, Petit Pois, Pinchasso, Gigé, Siblé, Radis, Pastèque, la Grenouille, Millepattes, L’oie, La Couveuse, Furet, Patate, l’Aristo, Mange gari. Badinguet... etc.……etc.

Je suis arrivé au terme de mon récit : j’ai rassemblé tous mes souvenirs, vieux de 60 ans, pour vous décrire le fond de la mine, le travail des mineurs, parler de tous ces hommes qui, pendant une grande partie de leur vie, sont descendus dans ces galeries obscures, pour arracher, de leurs mains, des entrailles de la terre, ce charbon qui était là depuis des millions d’années. Ils ont souffert, dans l’obscurité,  la poussière, la chaleur, l’humidité, certains y ont laissé leur santé, d’autres leur vie. Aujourd’hui, ceux qui ont survécu  sont tous retraités; ils ont gardé leur humour, leur franc-parler, et profitent des derniers rayons de soleil, ce soleil qu’ils ont mérité et qui leur a tant manqué.... Quelquefois, ils accompagnent l'un des leurs à sa dernière demeure. Ils évoquent le défunt un moment, puis la vie reprend...Ils essaient de profiter des meilleurs moments qui leur restent…..

Quinze mois plus tard, mon père décida de me sortir de la mine pour m'envoyer aider mon frère Marius à la ferme... C'est ainsi que je sortis des ténèbres pour retrouver le grand soleil....

Lampe

Chevalement du puits de mine. Gréasque (13)

Entourait de collines Provençale.

Dellasta Marcel : Fuveau 2005.

Requiem en sol mineur.

La lune n’est pas encore couchée, mais lève-toi mon ami.

Le coq n’a pas encore chanté, il faut aller gagner ta vie.

Embrasse ta compagne endormie, fait un caresse à ton chien,

Borde le lit à tes petits, c’est peut-être ton dernier matin.

Tu n’y penses pas, c’est bien normal, tu as perdu le goût du sentiment.

Va trimer comme un animal, c’est aux enfers que tu descends.

Et pendant ce temps-là tout là-haut, le soleil inonde les clairières,

Le vent du Nord secoue la bruyère, on entend le chant d’un oiseau.

Quand tu seras au fond du trou, suffoquant dans la poussière,

Avec de l’eau jusqu’aux genoux, à quoi penseras-tu mon frère ?

Que tu n’étais qu’un galibot, lorsque tu vis tomber ton père,

Qui en faisant éclater la pierre, un soir y trouva son tombeau.

Et si parfois tu perds courage, que tu te sens devenir amer,

Va, cherche du côté de l’abattage, une croix est gravée dans la pierre.

Et pendant ce temps-là tout là-haut, le soleil inonde les clairières,

Le vent du Nord secoue la bruyère, on entend le chant d’un oiseau.

Lorsque les puits se fermeront, la vie prendra une autre voie,

Et ce n’est pas sans émotion, Qu’au pays noir tu reviendras.

Assis à l’ombre d’un terril, tu reverras tous tes amis,

Qui dans les tailles sont restés, emmurés pour l’éternité.

Oubliant ce que fut ta misère, tes pas te guideront là-bas,

Sur les lieux mêmes de ton calvaire, pour refaire ton chemin de croix

Et pendant ce temps-là tout là-haut, le soleil inonde les clairières,

Le vent du Nord secoue la bruyère, on entend le chant d’un oiseau.

Poème copié sur le site (Douce – Amère)

Avec l’autorisation de (Corinne.)

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8 janvier 2006

Notre Ecole

Notre Ecole

En 1940, mes parents décidèrent de quitter St Rémy de Provence pour se rapprocher de la famille au village de Fuveau, à dix kilomètres de la ville d’Aix-en-Provence, vingt d’Aubagne, et vingt-cinq de Marseille. Nous voilà installés dans une nouvelle ferme. Cette fois ce n’est plus un mas, mais une bastide. Elle se trouvait à environ trois kilomètres du village, en passant par le chemin et la route. Avec mon frère Noël, nous avions découvert un sentier au travers de la colline. Cela nous faisait gagner pas mal de distance car nous allions à l’école à pied.

Le matin il fallait se lever tôt. Ma mère nous faisait la toilette. Nous étions debout sur une chaise, près de la grosse cuisinière à bois. C’était le seul chauffage de la maison. A l’époque il n’y avait pas de chaudière, et encore moins de salle de bain ! Notre baignoire était une petite bassine en terre cuite pleine d’eau chaude posée sur la table de la cuisine. Dans la journée cette bassine servait à faire la vaisselle et bien d’autres choses courantes dans la maison. En guise de gant de toilette ma mère s’entourait la main avec le coin d’une serviette, y frottait un peu de savon de Marseille qui piquait les yeux. Après avoir pris un gros bol de café au lait avec du pain, nous étions prêts à partir pour l’école avec les nombreuses recommandations et les gros bisous de notre mère.

A cette époque la rentrée des classes était le 1er octobre, le froid était déjà là. Les saisons étaient plus marquées qu’aujourd’hui et certains matins, dans le courant de l’hiver, il faisait très froid. Nous vivions à l’heure du soleil, il n’était pas question d’heure d’hiver ni d’heure d’été. Le matin à sept heures il faisait encore nuit.

Ma mère nous emmitouflait tellement que c’est à peine si nous pouvions bouger. Nous portions des culottes courtes. A cette époque, les enfants ne portaient pas de pantalons longs avant la communion solennelle, et même après, nous ne revêtions le costume du dimanche que pour les grandes occasions : Pâques, Noël. Dans la semaine pas question de mettre des pantalons. Nous étions chaussés de galoches à  semelles de bois, des chaussettes de laine nous montaient jusqu’aux genoux, et, pour les maintenir, une large bande élastique genre jarretelle de grand-mère. Cela ne les empêchait pas, la plupart du temps, de tomber sur nos chevilles. Un béret nous couvrait la tête, ma mère nous avait confectionné, avec un cache-nez, un capuchon qui nous tenait chaud aux oreilles. Nous avions l’air de deux capucins ! En guise de gants nous enfilions une vieille paire de chaussettes que


nous prenions bien soin de retirer avant d’arriver à l’école pour que les autres ne se moquent pas de nous. Enfin un lourd manteau coupé dans un tissu qui nous irritait le cou et, par-dessus le manteau, en bandoulière, notre cartable. C’était une simple musette en toile bleue, confectionnée par notre mère. Nous étions les seuls à venir de loin et les enfants du village n’étaient pas autant emmitouflés que nous.

Sur le chemin, le froid nous surprenait. Parfois les champs autour de nous étaient tout blancs de gelée. Je suis sûr que notre mère nous regardait partir en pensant: «Les pauvres ils vont avoir froid!»

A partir de la bastide, jusqu’à ce que nous arrivions à la lisière de la colline, le chemin était une longue ligne droite. C’était la plaine. Il y faisait très froid, surtout les jours de gros mistral. Arrivés au bout du chemin, pour prendre le raccourci, il nous fallait monter sur deux buttes du chemin de fer. L’une partait en direction de Brignoles l’autre montait vers le village de Fuveau en direction d’Aubagne. Nous traversions les deux voies et nous arrivions dans la colline. Le versant était plein nord, les arbustes étaient souvent tout blancs et givrés de la gelée de la nuit mais il faisait moins froid car les pins nous abritaient un peu du mistral qui sifflait dans les arbres comme dans les films d’épouvante. Nous suivions notre sentier et, la colline traversée, nous débouchions sur une clairière, un petit plateau, tout près d’un authentique moulin à vent. Du moulin on apercevait le village et aussi les collines de Marcel Pagnol, le massif de la Sainte Baume. Cependant le village était encore loin. Nous descendions l’ancien chemin charretier qui conduisait au moulin.  Dans ma tête je voyais grimper les ânes, les mulets chargés de sacs de blé, pour aller les faire moudre, puis redescendre avec des sacs de farine. Sur le versant sud le froid était moins vif, le mistral soufflait moins fort. Nous arrivions sur la voie ferrée que nous avions traversée au départ. C’est qu’elle  faisait un grand détour pour que la pente soit moins raide. Un sentier longeant la voie nous conduisait presque au village. Nous arrivions au  passage à niveau de Madame Christol la garde barrière. Son fils Robert était en classe avec nous. Tous les matins elle nous guettait pour nous dire l’heure avec son accent qui n’était pas du coin, car elle roulait les «R ». Elle nous disait : «Il est moins cinq !  Faites vite vous allez être en retard» et elle ajoutait: «Il est parti Robert ! Dépêchez-vous! » Alors nous partions en courant pour ne pas arriver en retard. Cela nous arrivait parfois, le maître était très sévère mais il se montrait indulgent avec nous. Il savait que nous venions de loin à pied.

L’ecole des garçons avait deux classes, la petite et la grande comme nous disions. Dans chaque classe il y avait trois divisions. Lorsque nous sommes venus habiter au village de Fuveau j’avais huit ans, j’étais en première division de la petite classe, mon frère dans la grande classe. On se retrouvait à la récréation.

La deuxième année je suis passé dans la grande classe en troisième division, notre maître était breton, Monsieur Lebelec, très sévère, dur avec nous et encore plus avec son fils, élève comme nous. Je le revois  avec sa blouse grise, le béret un peu sur le côté, des petites moustaches. En classe il portait toujours des sabots de bois, bien que dans le Midi il n’y en ait pas. Peut-être les faisait-il venir de sa Bretagne. Avant d’entrer en classe nous nous rangions par deux au pied des deux escaliers. Nous étions tous habillés de la même manière : un béret et une blouse noire. Les enfants dont les parents étaient un peu plus aisés portaient une blouse aux coutures soulignées d’un liseré rouge mais il y en avait peu. Il fallait entrer en classe sans bruit, accrocher son béret et son manteau, et rester en blouse.

Dans  la classe s’alignaient trois rangées de quatre ou cinq bureaux, une rangée pour chaque division et presque au fond de la classe, les porte- manteaux. Nous étions environ trente élèves. Entre deux rangées se dressait un gros poêle à charbon que nous allumions nous- mêmes tous les matins. Notre région était une région minière et le charbon était gratuit pour les écoles. Deux grandes fenêtres ouvraient sur la cour et l’on pouvait regarder les moineaux s’ébattre dans les platanes. Le bureau du maître se trouvait sur une estrade, sous le portrait du Maréchal Pétain. A droite, le tableau où, tous les matins, M. Lebelec écrivait la date. Je revois dans mes souvenirs les dates 1940, 1941, 1942 et d’autres. J’aimerais bien revenir à ce temps là !! Sur ce tableau, il écrivait une leçon de morale qui ne durait que quelques minutes, mais il fallait s’en souvenir, car le lendemain ou un autre jour nous étions interrogés. Malheureusement je crois que cela a disparu de nos écoles à l’heure actuelle.

Dans la cour de récréation il y avait un mât et tous les matins, avant d’entrer en classe, nous devions faire le salut aux couleurs. Nous étions en rang comme de petits soldats. Deux élèves, en principe des grands de la première division, hissaient lentement le drapeau français et nous chantions la chanson qu'on nous avait fait apprendre par cœur:Maréchal nous voilà.Il ne fallait pas rire, ou gare aux punitions.

Les punitions, c’était des lignes à copier le soir à la maison, signées par les parents, le piquet, le bonnet d’âne, cela restait supportable. La plus dure des punitions consistait à rester à genoux sur une règle, les bras en croix avec un livre posé dans chaque main. Souvent les larmes nous coulaient sur les joues. Quand le maître, pour une raison ou pour une autre, nous donnait une paire de gifles, nous nous gardions bien de le dire à nos parents de crainte d’en recevoir une autre. Je n’ai pas vu une seule fois un parent d'élève venir au portail de l’école demander des comptes au maître. D’ailleurs, il était formellement interdit aux parents de pénétrer dans la cour de l’école (les associations de parents d’élèves n’existaient pas) et les instituteurs étaient respectés et craints. Personne n’aurait osé lever la main sur un maître d’école, je pense que c’était bien mieux ainsi.

Parfois le garde champêtre venait pour enquêter à propos d’une plainte déposée en mairie pour vol de cerises, de melons ou bien un carreau cassé avec un lance pierres. Nous faisions des bêtises comme tous les enfants, mais jamais rien de bien grave. Quoique… voler des cerises fût un délit puni par Monsieur le Maire : lorsque le ou les coupables étaient découverts, ils étaient convoqués à la Mairie et comparaissaient devant Monsieur le Maire et le propriétaire du cerisier, ainsi que le garde champêtre, avec sa plaque «LA LOI » bien visible, et bien entendu les parents des accusés. Cela se terminait soit par un avertissement après un grand sermon du représentant de la loi ou une paire de gifles administrée par un de nos parents, en présence de Monsieur le maire et du plaignant qui était satisfait de la sentence. Parfois l’affaire devenait plus grave : branches d’arbres cassées ou autres délits. Il fallait alors que les parents donnent 20 centimes de dommages pour les bonnes œuvres de la commune. Le plaignant jubilait et tout le village était au courant de l’affaire. Le lendemain, en classe, Monsieur Lebelec nous servait une leçon de morale digne d’un avocat général de cours d’assises, suivie d’une punition et nous passions pour de jeunes voyous en puissance…. Que dirait-il aujourd’hui ! 

Pour la petite histoire, au début du siècle, il y avait au village un garde champêtre si sévère qu’il verbalisa sa femme pour avoir rincé une serpillière dans la conque de la fontaine du cours prévue pour faire boire les chevaux !!!

Lorsqu’on croisait dans la rue le maître d’école ou monsieur le curé, il  fallait ôter son béret et dire bonjour sinon gare à la punition le lendemain matin.

Nous rentrions le matin à huit heures et nous sortions à onze heures. Le mardi de onze heures trente à midi, il y avait le catéchisme. Si l’un de nous n’y assistait pas, je ne sais comment le maître s’en trouvait informé et quelques jours plus tard il nous demandait des comptes. Bien entendu cela valait une punition, pour ne pas perdre l’habitude ! … C’était le seul jour de la semaine où nous mangions chez ma grand-mère paternelle qui habitait le village.  Les autres jours de la semaine, il fallait retourner à la bastide pour le repas du midi. Nous avions deux heures pour descendre, manger, et remonter à l’école, nous enviions les enfants qui habitaient au village, mais que faire! Nous étions jeunes et avions de bonnes jambes. Le jeudi il n’y avait pas classe. Nous allions au patronage du curé et nous jouions à toutes sortes de jeux à moins que ce jour-là mon père ne nous fasse nettoyer les cages à  lapins ou accomplir d’autres petits travaux à la ferme.

Lorsque nous rentrions le soir en hiver, il faisait très froid, dans la plaine, entre la colline et la maison, par jour de grand mistral, il nous était presque impossible d’avancer. Nous étions courbés en deux, face au vent. Il sifflait à faire peur dans les fils électriques. Heureusement qu’il ne fait pas toujours Mistral en Provence.. Nous avions les pieds et les mains gelés, les culottes courtes nous irritaient l’intérieur des cuisses, cela provoquait des gerçures. Arrivés à la maison, assis sur une chaise, nous réchauffions nos pieds sur la porte du four de la grosse cuisinière. Notre mère nous plaignait et nous réconfortait d’un bon goûter : du pain et une barre de chocolat Meunier. A défaut de chocolat, un peu de confiture  maison ou deux grains de sucre que nous dévorions à belles dents. Le Nutella n’existait  pas, encore moins les Bichocos.

Je suis resté quatre ou cinq ans dans la grande classe. De la troisième division je suis passé à la deuxième, mais jamais en première. J’avais du mal à suivre les leçons, je ne comprenais pas. Il aurait fallu que le maître me répète plusieurs fois la même chose. Pourtant j’y mettais de la bonne volonté, j’écoutais bien la leçon. Je me rendais compte que la plupart des élèves avaient compris, moi non. J’avais un gros handicap : j’étais émotif. J’apprenais mes leçons sur le bout des doigts. Avant de rentrer en classe je révisais une dernière fois mais j’avais peur que le maître m’interroge: «Marcel ! Récite-moi la leçon» je me levais en rougissant comme une tomate, et rien ne sortait. J’étais paralysé, les autres riaient de moi, le maître croyait que je n’avais pas appris ma leçon. J’avais envie de pleurer, on me disait de me rasseoir. Certainement qu’aujourd’hui, avec toutes les aides apportées aux enfants en difficulté, j'aurais pu m’en sortir.

J’ai gardé cette émotivité jusque tard dans ma vie. J’ai bégayé jusqu’à l’âge de vingt cinq ans environ. Avec le temps, j’ai pris de l’assurance sur moi-même et cela m’est passé.

Au printemps, à l’arrivée des beaux jours, nous allions plus volontiers à l’école. Le matin il faisait moins froid. Le soir en rentrant à la maison nous prenions notre temps et empruntions d’autres chemins. Les arbres étaient en fleurs, nous cherchions des nids d’oiseaux, de pies, et surtout d’écureuils, qui nichaient sur les pins. Nous savions distinguer un vieux nid de celui de l’année. Le nid d’un écureuil est de forme allongée comme un ballon de rugby, avec un petit trou à l’extrémité. Avec une grosse pierre nous tapions contre le tronc. Si la mère sortait du nid, il y avait peut-être des petits à l’intérieur. Alors l’un de nous montait à l’arbre. C’était souvent un exercice d’acrobate. Arrivé au but il y avait un moment de peur avant d’enfourner la main. Quand il y avait des petits, nous nous assurions qu’ils aient les yeux ouverts et soient assez gros pour en prendre un ou deux. Nous les élevions au biberon avec du lait coupé d’eau. Avec les quelques sous (20centimes !) que nos parents nous donnaient le dimanche nous achetions un petit biberon de bonbons multicolores. Il fallait faire téter souvent les bébés écureuils. Au début nous les installions dans une boîte à chaussures, puis dans une cage que nous fabriquions nous- mêmes. Quand ils étaient adultes souvent ils s’échappaient, ou pire, un chat les tuait. Dans le village il n’était pas rare de voir un enfant un écureuil sur l’épaule ou dans la chemise. Maintenant les écureuils sont rares dans nos collines.

Nous suivions parfois le sentier qui longe la voie du chemin de fer et il m’arrivait de coller mon oreille sur le rail, comme dans les films d’indiens, pour écouter s’il venait un train. Quelquefois j’en entendais un. Il roulait lentement. C’était toujours un train de marchandises. Vite nous alignions des cailloux sur les rails pour le faire dérailler. Le mécanicien nous voyait de loin ; il tirait de grands coups de sifflet pour nous prévenir de dégager la voie. En passant il nous faisait des signes avec la main, comme pour nous donner une correction. En queue, le chef de train se tenait presque toujours à la porte de son wagon, lui aussi nous menaçait du geste. Les cailloux se transformaient en poussière et le train n’a jamais déraillé.. A notre grande déception !

Au village, à partir de 1940 et jusqu’en 1945, il y a toujours eu des soldats. La première troupe à cantonner était la légion étrangère, puis vinrent les Compagnons de France qui marchaient en chantant avec une bêche sur l’épaule. En 41 les soldats italiens, les "Bersaglieri" arboraient une sorte de chapeau tyrolien, avec une grande plume de coq sur le côté, ils étaient ridicules à nos yeux et toujours à la recherche d’un bidon de vin «burraccia di vino ». Puis ce fut l’armée allemande, des soldats de la Wermarcht dont beaucoup avaient des cheveux blancs. Ils avaient réquisitionné toutes les remises du village pour y loger leurs chevaux. Sur le cours stationnaient les charrettes à quatre roues qui servaient au transport des munitions dans les collines des alentours. Nous nous amusions souvent sur les charrettes. Les soldats nous faisaient fuir en criant dans leur charabia, mais à nous les enfants, ils ne nous ont jamais fait de mal. A une époque, leur popote était installée dans la cour de l’école et presque tous les jours ils nous donnaient un morceau de pain ou autre chose.

Un après-midi, alors que nous étions en classe, il y eut tout à coup un grand bruit de moteur. C’était chose rare : il n’y avait ni voiture ni camion au village. Nous n’en croyions pas nos yeux : un tank était arrêté juste devant le portail de l’école. Nous n’avions encore jamais vu de tank et nous languissions de sortir pour le voir de plus près. Le maître nous recommanda la prudence. Arrivés dans la cour alors que nous nous dirigions vers le tank, un vieux soldat allemand nous a appelés. En mauvais français il nous dit : «vous faire attention, soldats SS pas bons, pas gentils comme nous».

Ils étaient tous grands, blonds, vêtus de noir, avec des bottes noires. Sur leurs uniformes il y avait des têtes de morts argentées. Une vingtaine de tanks s’étaient alignés le long du boulevard, semant l’émoi dans le village, et sans doute un sentiment de peur chez les adultes. Nous, les enfants, nous étions ébahis devant ces énormes machines avec leurs gros canons…

C’était les grandes vacances, nous étions à la mi-août. Nous prenions tous le frais dehors après une grosse journée de travail et de chaleur car pendant les vacances mon père nous faisait travailler comme de petits hommes. Les soirs d’été à la campagne il n’y avait pas de bruit de fond comme aujourd’hui, voitures, avions, cyclomoteurs. Nous entendions les grillons ou «cri-cri» chanter et le concert des grenouilles autour de notre grand bassin. Il y avait aussi les renards qui s’interpellent en aboyant, et bien d’autres bestioles.

Un bruit inhabituel est venu de la route à cinq cents mètres environ de notre ferme. C’était un bruit de  charroi, de charrettes, de voitures, de camions, et des éclats de voix. Mon père nous dit: «Ce sont les Allemands qui partent ». Nous savions que les troupes alliées avaient débarqué à Fréjus quelques jours auparavant. Les Allemands, avant de partir, avaient mis le feu aux collines voisines de la montagne St Victoire, sans doute contre les maquisards. Le feu embrasait la nuit, c’était un spectacle terrifiant, nous y assistions tous, impuissants. Il n’y avait pas de pompiers à cette époque-là. !

Le lendemain matin à partir de onze heures, il y eut un défilé incessant de voitures et de camions qu'on distinguait mal. Dans le ciel, au-dessus de la colonne de véhicules, passaient des avions de reconnaissance «des coucous ». Mon père nous a dit: «Les alliés arrivent ! ». Nous sommes tous descendus à la route. Il y avait là quelques paysans du voisinage qui acclamaient les soldats. Mes frères et moi étions contents de voir tous ces soldats. Ils étaient nombreux assis sur les chars et ils nous envoyaient des bonbons, des boîtes de biscuits, des chewing-gums, des cigarettes américaines. On voyait aussi des ambulances conduites par des femmes. Après un moment, des colonnes de soldats avec leur paquetage sont arrivées de chaque côté de la route. Les gens du village arrivaient les uns après les autres, tous acclamaient les soldats qui souriaient en remerciement. Enfin, une jeep est arrivée avec le drapeau français et des soldats français. Ce fut une grande joie pour tous les civils qui se trouvaient sur le bord  de la route, certains en pleuraient. Le passage du matériel et des soldats dura plusieurs jours, pour notre plus grand bonheur, à nous les enfants.

Plus tard, à l’école, nous devions nous munir d’une timbale ou d'un quart de soldat : on nous distribuait du lait, genre lait Gloria avec un petit comprimé de couleur rose. Il paraît que c’était des vitamines. Le lait était bon.

Rarement j’ai eu «bien» et «très bien» dans la marge de mon cahier, mais plus souvent «assez bien, passable, mal ou très mal», De tous les élèves qui fréquentaient la classe, la plupart d'entre eux étaient destinés à travailler à la mine dès l’âge de quatorze ans. Seuls mon frère et moi étions fils de paysan, les autres étaient tous des fils de mineurs. Ils attendaient d’avoir l’âge pour descendre au fond, conduire un âne ou un cheval avant de devenir mineur à leur tour. Vous me direz, pour mener un âne au fond d’une mine, pas la peine d’être un érudit. Pourtant aujourd’hui, à 71 ans, je regrette de ne pas m’être donné plus de peine pour apprendre. Ce qui me manque le plus, c’est la grammaire. On dit qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, mais pour moi il est tard...

Je demande l’indulgence de tous ceux qui liront ces lignes. Souvenez-vous : pour aller à l’école, nous faisions chaque jour dix kilomètres à pied dans le froid ou la pluie et c’était la guerre…

Souvent je vais marcher sur le chemin qui mène à notre ancienne ferme. Il est plein de souvenirs, parfois les larmes me montent aux yeux.

Maintenant un car de transport scolaire passe juste devant le chemin de la ferme, je regarde descendre les enfants, je pense «vous avez de la chance! » mais aussi, «vous ne profitez pas de la colline, de l’odeur des pins, de la garrigue, du petit sentier au bord de la voie ferrée, des nids d’écureuils, des cerises que nous allions chaparder»…

Les enfants d’aujourd’hui sont comme dans une bulle, un cocon, ils connaissent peu la nature pourtant si belle et qui nous apprend tant de choses…

                               

Noël et Marcel. Dellasta. 1939

Récit Vécu  par Dellasta Marcel

Fuveau 1999.

8 janvier 2006

nous Passions par la !

Nous passions par là

 

En 1938, j’avais six ans, mon frère Noël, mon aîné de onze mois, sept ans. Nous étions inséparables. Nous avions un copain de notre age, François, qui habitait un mas voisin du notre. Nous étions toujours ensemble. Nous allions à l’école à pied, à Saint- Remy de Provence qui se trouvait à environ quatre kilomètres, accompagnés de notre frère Paul qui lui était plus âgé.

Pendant les grandes vacances, nous avions trouvé à l’intérieur du tronc d’un vieil amandier, un nid de chouettes. Au fond du tronc, presque inaccessible, il y avait quatre petits, mais nous avions peur de la maman chouette, alors nous les avions laissé. Une semaine plus tard, je dis à mes frères Noël et François : « Venez, on va voir si les petits de la chouette ont grossis. »  Ils me répondent : « Non ! Nous, nous allons aux nids des écureuils et de pies. » Nous voilà partis du côté opposé au vieux tronc d’amandier, et cela va changer le cour de l’histoire.

Alors que nous marchions sur un vieux chemin où il ne passait pratiquement personne, excepté la bergère, Madame Marchand, qui parfois venait faire paître son troupeau de moutons dans la garrigue, ou bien quelques chasseurs de lapins, pendant l’automne.

Nous voilà partis à la recherche de nids de pies ou d’écureuils.  Mon frère Noël marchait quelques mètres devant nous. Tout à coup, il s’arrêta net.  Il nous fit un signe de la main, comme pour nous dire de ne pas bouger, il fit quelques pas en arrière. Il nous dit en chuchotant : «  Il y a quelqu’un dans la broussaille! » Nous restâmes là tous les trois sans bouger, un court instant, prêt à partir en courant. Puis mon frère nous dit : «  On va voir! » Moi le plus petit, je lui dis : «  Non! Moi j’ai peur ! Et si c’est un mort! » François nous dit : « Non, il est pas mort ! Chut! Ecoutez, il parle ! »

Effectivement, il appelait. Nous avons pris notre courage à deux mains. Nous avancions doucement, tous les trois ensemble. Nous sommes arrivés devant un homme, qui était allongé par terre, la tête à l’ombre d’un petit chêne vert.  Il avait chemise grande ouverte. D’une main il se frottait la poitrine, et de l’autre il s’épongeait le front couvert de sueur. Il avait une grosse barbe noire, et des cheveux longs pour l’époque. De sa bouche sortait de la bave blanche. Les yeux à moitié fermés, il nous dit doucement : « Je vais mourir! Petits, allez vite chercher vos parents ! » Nous sommes partis en courant tous les trois sur le chemin. Arrivés à la maison, nous étions essoufflés. D’une seule voix, nous dîmes à notre mère :

« Maman! Viens vite! Il y a un monsieur qui va mourir! Il est sur le bord du chemin de la colline, il va mourir, il demande du secours, « Mais quel homme ! Où est-il ! » Nous demande notre mère, je reprend « il est sur le bord du chemin qui mène à la garrigue »  Nous voilà repartis sur le chemin, la mère de François nous a rejoints.

Devant cet homme, ma mère eu comme une peur, la mère de François aussi, ma mère lui demanda « Monsieur, qui êtes-vous ! Que vous est-il arrivé ! » Il répondit « je suis l’aviateur, je me suis empoisonné ! Faite vite Madame ! J’ai très mal au ventre, je vais mourir ! » Je ne sais pas par quel moyen, ma mère fit appeler mon père qui était au jardin, loin de la maison, j’ai le souvenir qu’il est arrivé avec la camionnette, avec l’aide de ma mère et de la mère de François, il le firent monter au coté de mon père, qui le transporta au petit hôpital de Saint- Remy, celui-là même où, je crois, Vincent Van Gogh fit un séjour en 1889.

Loin devant notre mas, il y avait, entre deux vallons, au pied des Alpilles, un grand champ en friche. De temps en temps, nous entendions un moteur d’avion (aéroplane) de l’époque. Cet avion, nous les petits, nous ne l’avion jamais vu au sol. Mais quelques fois, nous le regardions tourner au dessus des Alpilles. C’était pour nous des moments rares. Puis l’avion repartait, comme il était venu. Mais parfois,  il disparaissait derrière le vallon, et nous n’entendions plus le bruit du moteur. En réalité, il atterrissait dans le grand champ en friche du vallon de « Belaganba » belle jambe ? Qui pour nous, était interdit

.

D’après mon père, dans ce vallon, il y avait des gros loups ! Ce mensonge pour nous interdire d’aller toucher à l’avion. L’aviateur venait souvent au printemps et en été il  posait son avion dans le champ des grands vallons. Il restait plusieurs jours, voire des semaines dans les petites grottes des Alpilles. Mais nous, nous étions à l’école nous ne savions pas que l’avion était posé dans le champs, vu qu’il était assez éloigné de la Maison. A l’hôpital, l’aviateur dit à mon père : « Allez à mon avion chercher le sac et manger tout ce qu'il y a à l'intérieur, autrement tout va se perdre. » Le soir mon père et mon frère aîné Marius allèrent chercher le sac en question. C'était un très gros sac à dos « tyrolien », très lourd, avec plusieurs poches. Mon père le mit sur la table, il l'ouvrit. Pour mieux y voir, mon frère et moi nous étions montés sur une chaise pour rien manquer de la scène au déballage du contenu du sac d’un aviateur, ça n'arrive pas tous les jours. Du sac, mon père sortit tout  un tas de trucs : des instruments un peu barbares, du papier à écrire et un magnifique stylo que mon père ouvrit : « La plume est en or ! Incroyable ! » Je répétai : « Une plume en Or ! Nous, à  l’école nous avions des porte-plumes en bois. Le soir, nous avions les doigts violets d’encre. » Mon père sortit des vêtements du sac, et au fond, il y avait de la nourriture, des galettes, du chocolat, quelques bonbons, choses rares chez nous, et puis tout au fond, il y avait des grosses pommes comme je n’en avais vues auparavant : elles étaient rouges comme celles de la foire avec un bâton pour la tenir et du caramel dessus.  « Des pommes du Canada ! Nous dit mon père. « Du Canada ! » J’étais impatient d’en goûter un morceau. Mon père l’avait compris, il en coupa une en quatre. Il nous en donna un morceau à chacun.  Rendez vous compte ! Des pommes du Canada! C’était quoi le Canada ? Mon frère Paul qui était sur le point de passer le certificat d’étude, me répondit : « Un pays ! Où il fait froid ? » je me dit ici aussi il fait froid mais il n’y à pas des pommes rouges, c'était incroyable. Des pommes rouges d'un aviateur en plus, et quel aviateur ! C’était le célèbre Marcel Doret. Nous avons su plus tard qu’il était un des  pionniers du vol à voile en France, mais il était aussi un des premiers écologistes, car il restait plusieurs jours dans la chaîne des Alpilles à vivre comme un ermite, goûter  toutes les plantes et fruits sauvages de la nature. Ce jour-là, il avait peut-être mangé des boulettes rouges ? Nous, les petits, nous savions par nos parents qu’elles étaient empoisonnées. « Dieu garde de ne jamais toucher à ces boulettes, nous disait mon père, elles sont empoisonnées. » Quelques jours plus tard alors que nous étions à l'école, à St Remy de Provence, l’aviateur sorti de l’hôpital et vint chercher son avion. Il remercia mes parents. Le soir, ma mère nous  dit que l'aviateur était venu nous voir pour nous remercier, pour  nous les petits, il nous avait apporté un gros paquet de bonbons à chacun. Quelle joie pour nous ! Il dit à mes parents : « Sans vos enfants, je serais mort. » et il repartit. Nous aurions bien aimé le voir partir avec son gros sac, et surtout le voir décollé, car cette fois je crois que mon père nous aurait emmené voir l’avion de prés et surtout le voir partir.                                      

Plus tard c'est lui, Marcel Doret,  qui créa l'école de vol à voile du Mas des Roumanilles, qui existe toujours à St Remy de Provence, un Mas pas très loin du nôtre. Lorsqu'il venait voler au-dessus de notre maison, il faisait plusieurs grands cercles, sans doute pour nous remercier et nous dire un bonjour. Parfois, il passait assez bas, on arrivait à le voir. Les jours de grand Mistral, il venait toujours faire un tour dans les environs. Ma mère avait peur que l'avion tombe sur notre maison. il prenait de l’altitude, puis il calait le moteur, et descendait en planant pendant plusieurs minutes, puis il remettait en route et repartait, sans oublier de venir faire un tour au-dessus de notre maison.

Nous les petits nous avions sauvés la vie du célèbre aviateur Marcel Doret. Moi, j'étais fier d'avoir le même prénom que lui. Mon frère Noël et notre copain François étaient jaloux. Mais si nous étions allés voir les petites chouettes dans le vieux tronc d’amandier, nous ne serions pas passé par ce chemin et notre grand Marcel Doret serait peut-être mort… Et la France aurait perdu un grand Aviateur…

Marcel Doret

Récit Dellasta Marcel – 1938

Fuveau - 2000

8 janvier 2006

Les Veillées d'antan

LES VEILLEES D’ANTAN

                  

A la fin des années 30, dans les mas du côté de Saint Rémy de Provence, du début du printemps jusqu'à la fin de l'été, le travail ne manquait pas : il fallait cultiver les terres pour récolter et amasser comme les fourmis pour passer l'hiver à l'abri du besoin. La récolte rentrée, les semailles finies, il y avait moins à faire. C'était l’époque de la provision de bois, afin d’alimenter tout l’hiver la grande cheminée de la pièce commune, unique moyen de chauffage de toute la maison.

  La cheminée était immense. Dans le foyer, on pouvait mettre un tronc d'arbre presque entier. Mon père et mon grand-père allaient dans les champs avec un cheval chercher des amandiers morts. Posé sur deux grands chenets, le tronc durait souvent plusieurs jours avant d’être complètement consumé. Dans chaque coin, sous la grande cape de la cheminée se trouvait un petit banc à deux places où nous nous réchauffions en rentrant de l'école. Pour occuper la place nous devions chasser le chat qui passait le plus clair de son temps à dormir au chaud. Une grosse plaque de fonte sculptée représentant une scène de laboureurs s’appuyait contre le mur. A la crémaillère pendait la grosse marmite toute noircie par la fumée où mijotaient de bonnes soupes, de délicieux civets de lapins ou de lièvres. Sur les chenets, à l'écart des flammes, il y avait souvent un plat tenu au chaud pour le repas.

Cette pièce servait à tout : cuisine, salle à manger, pièce à recevoir ou à faire les devoirs et salle de jeux pour les plus petits.

Au centre de la pièce trônait la grande table familiale recouverte de zinc. Les patriarches, (mon grand-père et mon père) s’installaient à chaque extrémité; ma mère prenait place avec nous sur les bancs placés de chaque côté. Du plafond pendait la seule ampoule électrique de la maison. A cette époque, la puissance d'une ampoule était d’environ 40 Watts, que nous appelions " bougies". Cet éclairage était suffisant car la suspension, munie d'un système de poulies, d’un contrepoids en porcelaine et d’un abat-jour en verre dentelé sur le pourtour, était réglable en hauteur. Les autres pièces de la ferme n’avaient pas l'électricité et, pour nous y rendre, nous utilisions des lampes à pétrole ou des quinquets que l'on retrouve de nos jours dans les vides greniers. Le soir pour aller à l'étable, nous prenions un fanal "tempête" qui ne s'éteignait pas dans les courants d'air. Beaucoup d’autres fermes n’avaient pas l'électricité : nous étions, en quelque sorte, des privilégiés

Dans un coin de la salle se trouvait un évier en pierre, sommairement poli et bien souvent dépourvu d'évacuation. On l’utilisait pour tout, la vaisselle comme la toilette.  Il n'y avait pas l'eau courante et il fallait puiser l'eau au puits situé à quelques dizaines de mètres derrière le mas. J'entends encore la chaîne chanter sur la poulie en descendant. A la remontée le seau pleurait de grosses larmes qui retombaient dans le puits. A côté du puits reposait un abreuvoir taillé dans de la pierre mal dégrossie. Mon grand-père le remplissait chaque jour, matin et soir pour abreuver nos chevaux et nos deux chèvres. Avec mes petits bras, je voulais l’aider et il me laissait croire que c'était moi qui remontais le seau. En réalité c'était lui bien sûr. Cet abreuvoir servait aussi de lavoir et je revois ma mère y brosser et frapper le linge de grands coups de battoir.

Il nous était interdit de nous pencher sur le rebord du puits pour regarder le fond et, pour que nous n’approchions, pas les adultes nous faisaient croire qu'au fond vivait un monstre qui mangeait les enfants s’ils n’étaient pas accompagnés d'une grande personne. Ce monstre, ils l’appelaient en provençal "la garamaoude». Ils nous faisaient approcher lentement du bord, et nous disaient : « Regarde au fond, le monstre a deux têtes !» En réalité, c’était le reflet de nos deux images dans l'eau mais, pour que nous ne nous reconnaissions pas dans le miroir de l'eau, ils laissaient discrètement tomber une toute petite pierre dans le puits et l’image était brouillée ! Quand on est petit, on vous fait croire n'importe quoi. Mais nous  avions si peur de la "garamaoude" que nous n’approchions jamais seuls du puits. Le but était atteint !

Mes parents avaient acheté un poste TSF Pathé-Marconi. Rectangulaire, plutôt imposant, c'était un objet très rare pour l'époque. Tout le monde n’en possédait pas. Il n'y avait pas de prise électrique dans la pièce et on le branchait à une douille voleuse placée entre l'ampoule et l'abat-jour. Mon père l'installait uniquement après le repas du soir après avoir tendu l'antenne, un long ressort à boudin, qui faisait presque le tour de la pièce. Autour de la table nous attendions tous, petits et grands, que les lampes chauffent. Un moment plus tard, une lumière verte, que nous appelions "l’œil magique", s’allumait au centre de l'appareil. Il fallait alors tourner l’un des boutons qui déplaçait une aiguille sur un cadran où étaient inscrits des noms de villes lointaines comme Paris, Londres, Bruxelles et bien d'autres. De derrière le tissu qui se trouvait à côté du cadran, sortaient des bruits bizarres, des sifflements, des grésillements variés. Tout à coup, mon père nous faisait un signe de la main : il avait trouvé une station : Radio Toulouse. Il y avait aussi Radio Andorre. Nous écoutions des chansons. Tino Rossi était la grande vedette de l'époque. Je me souviens de la dame qui parlait sur la station "Radio Andorre" : elle usait de l’espagnol et du français. Je croyais qu’elle était à l'intérieur de la boite et je regardais souvent derrière le poste pour l'apercevoir. Evidemment je ne voyais que les ampoules, et je ne comprenais pas !

Pour la petite histoire, un jour, une souris a fait son nid à l'intérieur du poste et ma mère, qui avait une grande peur des souris, voulait que mon père se débarrasse du poste !

Par économie, après le repas du soir, lorsque le feu de la cheminée marchait bien et qu’une bonne flamme éclairait la pièce, mon père enlevait l’ampoule et ne laissait que le poste TSF. Le reflet des flammes dansait contre le mur, et, avec mon frère Noël, nous nous amusions à faire des ombres chinoises : le lapin, la colombe et bien d'autres. Souvent, avant le repas du soir, lorsqu'il y avait une belle braise, mon grand-père prenait des pommes de terre qu’il mettait à cuire avec une goutte d'huile d'olive, c'était un régal !              

Après le repas du soir, sur la grande table, toute la famille triait des haricots secs ou des pois chiches, cassait des amandes pour la fabrication du nougat de Noël en écoutant la TSF.

Notre mas était le dernier sur le chemin charretier. Devant nous s'étendait la garrigue sauvage et parfumée, dans un cadre magnifique au cœur de la Provence. En toile de fond, nous avions la chaîne des Alpilles.

Nos voisins habitaient d'autres mas aux alentours, mais ils étaient assez loin. Dans le courant de l'hiver, traditionnellement, nous allions faire la veillée. Ce soir là, nous dînions de bonne heure car il y avait parfois un long chemin à parcourir dans la nuit avant d'arriver. En principe, nous y allions tous, sauf mon grand-père qui se couchait de bonne heure car il était toujours le premier levé. Il restait auprès de la cheminée à fumer sa pipe et déguster un verre de vin, peut-être deux.

C’était toute une expédition. Nous partions tous les six : mes parents, mes trois frères et moi. Nous étions couverts comme en plein hiver car, à la fin octobre, les nuits sont déjà froides. Certains soirs, le mistral soufflait : dans la région de Saint Rémy, il souffle très fort. Nous marchions en file indienne sur des chemins plus ou moins bons, souvent des sentiers, des raccourcis que mon père connaissait. A l'époque, ils étaient empruntés par les bergers avec leurs troupeaux et lorsqu'un troupeau de moutons était passé plusieurs fois, le chemin devenait presque impraticable car leurs pattes soulevaient beaucoup de pierres.

Pour nous éclairer nous utilisions des fanaux à pétrole. Mon père marchait en tête, un fanal à la main, mon frère aîné fermait la marche munie d’une autre lanterne. Nous, les deux petits, nous marchions à côté de ma mère et nous lui donnions la main pour lui montrer le chemin car elle a toujours eu des difficultés à y voir la nuit, mais aussi parce que nous avions peur.  Mon frère Paul allait juste devant nous avec un autre fanal accroché au bout d'un bâton qu'il portait sur l'épaule pour nous éclairer le chemin et que maman voie où elle posait les pieds. Nous devions ressembler à des personnages de la pastorale Maurel ou à des santons de Provence portant leurs offrandes à l'enfant Jésus. La nuit, dans les collines, il y avait des bruits bizarres : un lapin s’enfuit sur le chemin, une chouette dérangée crie son mécontentement, comme un ricanement, ou des renards qui s'appellent. Tout cela me faisait très peur, mais je me sentais tout de même en sécurité avec mon père et mes deux grands frères.

En approchant du mas, au loin, nous apercevions une lumière : un fanal accroché à l'extérieur, souvent à la treille qui ornait l'entrée. A notre arrivée  les chiens aboyaient. Quelqu’un venait à notre rencontre et nous faisait entrer. Nous étions rarement les premiers car ces veillées réunissaient des voisins venus de mas plus ou moins éloignés, des gens que connaissaient mes parents, tous des paysans, (maraîchers). Parfois il y avait un berger, portant avec lui l'odeur de ses moutons. Au pied des Alpilles quelques bergeries abritaient de grands troupeaux. Les gens de tous âges, hommes et femmes, se parlaient en provençal, sauf ma mère qui le comprenait, mais ne le parlait pas car elle venait de la ville (Marseille) !

Les hommes, habillés comme tous les paysans de l'époque, portaient de gros pantalons de velours marron souvent soutenus par une "taillole" de couleur grise, très large, en guise de ceinture, une chemise sans col, une casquette déformée qu'ils ne quittaient pratiquement jamais, même pendant les repas. Quand ils la retiraient, leur front apparaissait blanc au-dessus de leur visage brûlé par le soleil. Ils portaient aussi la traditionnelle veste de velours. Ils en possédaient deux, l’une pour le travail, l’autre pour les dimanches, qu'ils ne revêtaient que dans les grandes occasions, surtout pour se rendre au marché. Elles étaient très belles, avec des boutons décorés de tableaux de chasse en relief. Ils possédaient aussi une tenue spéciale qu'ils ne mettaient que pour la grande fête de la Saint Eloi. Comme chaussures, de gros souliers à clous qu'ils enfilaient le matin au saut du lit pour ne les retirer que le soir dans la chambre après toute une journée de travail. En ce temps là, personne n'avait de pantoufles, même pas les enfants.

Presque toutes les femmes étaient habillées de noir, rares étaient celles qui avaient des robes de couleur car elles portaient presque toujours le deuil d'une personne de leur famille. A partir d'un certain âge, (30 – 35 ans) elles ne quittaient pratiquement plus le noir car il y avait toujours une personne plus ou moins proche qui mourait dans la famille. A cette époque là, une femme aurait été montrée du doigt si elle n'avait pas pris le deuil. Les hommes arboraient une petite ganse noire sur le côté gauche de la casquette ou un crêpe noir cousu sur le revers du col de la veste. Les enfants étaient affublés d’un large et ridicule brassard noir à la manche gauche. Cette coutume est maintenant révolue et c'est mieux ainsi, surtout pour les femmes. Lorsqu'une personne proche mourait dans la famille on couvrait les miroirs et les glaces de linge blanc et on arrêtait les pendules. Il ne fallait pas non plus ouvrir les volets de toute la maison pendant 48 heures ; les 15 jours suivants, il ne fallait  surtout pas les ouvrir en grand mais seulement les croiser.

Comme dans tous les mas, une grande cheminée équipait la pièce et en arrivant, nous nous réchauffions devant le feu. Certaines femmes nous trouvaient grandis ou changés par rapport à l'année précédente. Les mas raccordés à l'électricité étaient rares. Plusieurs lampes à pétrole éclairaient la pièce en plus de l'âtre. Certains suspendaient au plafond une lampe au carbure qui diffusait une clarté bleutée plus intense mais dégageait une mauvaise odeur.

Nous étions contents de faire la veillée, car nous retrouvions plusieurs enfants de notre âge, garçons et filles. On nous installait un peu à l'écart des adultes à côté de la cheminée. Nous étions assis sur des caisses à vendange. Une de ces caisses, au centre, nous servait de table. Les hommes, réunis autour de la grande table, parlaient de leurs récoltes, des prix des légumes, des bêtes, du temps, bref, de tout, mais toujours en patois. Au bout d'un moment, ils commençaient à jouer aux cartes (à la manille), en attendant que les femmes préparent "la castagnade", châtaignes grillées au feu de bois dans la grande cheminée. Toutes les femmes participaient à cette occupation. Avec la pointe d'un couteau, chaque châtaigne était entaillée pour qu'elle n’explose pas pendant la cuisson. Après avoir écarté le bois et rassemblé les braises on plaçait une grande poêle au fond percé d’une multitude de trous sur un trépied, les châtaignes mises dans la poêle étaient recouvertes d'un gros chiffon mouillé pour les rendre plus souples ; d'autres, dans la grosse marmite en fonte suspendue à la crémaillère, étaient bouillies avec du laurier pour leur donner meilleur goût.

En attendant, les hommes goûtaient le vin nouveau tout en mangeant quelques olives cassées faites "maison". Tous remplissaient leurs verres. Ils regardaient ensuite la couleur du vin à la lueur de la lampe à pétrole. Après avoir bu une gorgée à la manière des "taste-vin», tout en hochant la tête d'un air approbateur, et faisant claquer plusieurs fois la langue au palais, l’un disait : « cette année, c'est une réussite ! » Un autre : « il sera vraiment bon dans quelque temps ! » Un autre ajoutait : « je trouvais meilleur celui de l'an dernier. » Puis, s'adressant au maître de maison, il disait : « Remarque qu'il n'est pas encore fait, il est jeune encore, mais je crois qu'il sera bon ! » Tout cela en provençal. Mon père disait : « Moi je le trouve bon pour le service ! »  Après un éclat de rire général, ils procédaient à la dégustation. Allez savoir s'il était vraiment bon… Mais le producteur, lui, était content.

Les châtaignes cuites arrivaient sur la table ; les bouteilles de vin se vidaient rapidement car les châtaignes donnent soif. Pour les femmes, il y avait du vin doux : c'était du jus de raisin filtré et mis en bouteilles avec quelques grains de sucre : cela ressemblait à un vin mousseux doux (le champagne des collines) mais il fallait le manipuler avec précaution, (comme si on tenait une petite bombe dans les mains !) et surtout, ne pas le secouer car, à l'ouverture, le bouchon sautait au plafond et le mousseux giclait de toutes parts. Il ne restait plus grande chose dans la bouteille ! Nous, les enfants, nous avions droit à un fond de verre. Souvent, la maîtresse des lieux nous avait fait un gâteau à la pâte de coings ou une tarte maison, parfois un gros flan au lait de chèvre !

   

Pendant la veillée, certains racontaient des histoires, vraies ou inventées, qui avaient traversé plusieurs décennies, voire un siècle, mais se racontaient toujours. Il s’agissait souvent d’histoires de chasse. A tour de rôle, ils racontaient avec passion leurs aventures, certains les mimaient, en précisant la configuration du terrain, (vallons, plaines, collines). A la fin de l’histoire, il y avait toujours le fameux bruit du fusil : Pan ! Pan ! Et même les aboiements des chiens. Moi qui aimais déjà la chasse, j'étais tout ouïe. J'attendais que mon père raconte son histoire, j'étais heureux lorsqu'il la terminait : à chaque fois, je le revoyais le gros lièvre à la main, le seul qu'il ait jamais tué dans sa vie de chasseur.

          Il y avait aussi les histoires de la guerre de 14/18 que certains avaient faites à Verdun ou au chemin des Dames. Certains parlaient des ordres du Général Nivelle : «Il faut avancer, coûte que coûte ! » Après les tirs de l’artillerie française, les soldats devaient avancer, le plus souvent à découvert, face aux mitrailleuses ennemies, et cela provoquait des pertes terribles. Dans ce secteur, dès le premier assaut, des milliers furent tués. Les soldats étaient traités comme du bétail, dans la boue avec la vermine, les poux de corps qui infestaient les vêtements. Ils évoquaient aussi les mutineries et le souvenir des camarades fusillés "pour l’exemple". Celui qui racontait prenait un air triste et finissait souvent son récit en sortant son mouchoir pour essuyer ses larmes. Je n’en croyais pas mes yeux d’enfant : je ne savais pas q’un homme de son âge puisse pleurer. D’autres, plus jeunes, racontaient des histoires de soldats : lorsqu'ils étaient au régiment, l’un dans les Zouaves, l'autre dans les Spahis, artilleur, canonnier. C’était bien souvent la seule occasion qu'ils aient eu de quitter leur Provence natale.

Il s’agissait, certes, d’histoires vécues, mais pour les enfants elles étaient interminables...

 

Dans certains mas, le propriétaire possédait un phonographe qui, pour l'époque, était un trésor que l'on ne sortait que dans les grandes occasions. C’était une petite valise noire qu’on ouvrait avec précaution avec, à l'intérieur, un plateau recouvert de tissu rouge où l'on déposait un grand disque noir. Sur le côté, une manivelle servait à remonter l'appareil. Dans un coin reposait une espèce de tuyau tout chromé dont l’extrémité s’évasait comme un grand entonnoir et qui portait une inscription et la photographie d'un petit chien assis :  La voix de son Maître. De cet entonnoir sortait la musique, légèrement déformée ! Après avoir déposé délicatement sur le disque noir l'extrémité du tuyau qui finissait par une aiguille on pouvait écouter les chansons de l'époque, souvent inaudibles ! Cela mettait cependant beaucoup d’ambiance à la soirée.

Parfois le mas où nous allions disposait de l'électricité. Dans ce cas, avant de partir, mon père préparait le poste TSF : il l'enveloppait dans une couverture et le déposait soigneusement dans un grand cageot. C’était lui ou mon frère aîné qui le portait sur l'épaule tout le long du trajet. Arrivés chez le voisin, tout le monde admirait cette boite magique d'où sortait de la musique. Certains n'en avaient jamais vu et n’avaient donc pas entendu la musique. Ce poste est resté très longtemps dans notre maison ; quelques années plus tard, tous les soirs, nous écoutions Radio Londres, la fameuse émission  "les Français parlent aux Français" suivie de tous les messages personnels.. C'était une époque !!.

La seule sortie de ces hommes et femmes était la fête de la Saint Eloi. J'ai encore en mémoire le jour de la fête à Saint Rémy de Provence. Ce jour là, aucun paysan ne manquait. C’était une fête unique en son genre : Saint Eloi est le patron des orfèvres et des maréchaux-ferrants. Le matin, après la messe, sur le parvis de l'église avait lieu la bénédiction des chevaux et autres animaux, l'après-midi, le cortège de la charrette garnie. Les charrettes étaient garnies de branches de peupliers, d'ormeaux, de pins et de frênes et décorées d’épis de blé, de genêts et de branches de tamaris, avec tous les fruits et légumes du moment, d'où le nom de "Carréto Ramado"Chaque paysan préparait un cheval pour la fête et mettait un point d'orgueil à ce que son cheval soit le plus beau possible. C’était tout un cérémonial. Je revois mon père cirer les sabots de Mouton, l’un de nos deux chevaux. Après avoir décoré sa queue de rubans multicolores, il tressait sa crinière. Chaque paysan ou presque possédait des harnais uniquement pour cette cérémonie : les colliers et les brides étaient garnis de petits miroirs, de pompons multicolores, de clochettes, ainsi que de peaux de moutons teintes. Plusieurs dizaines de chevaux de labour étaient attelés en flèche l’un devant l'autre (cela faisait un cortège interminable) à une grande charrette à foin chargée de jeunes garçons et filles costumés en Mireille et Vincent et défilaient devant la foule qui applaudissait à chaque passage.

Les charretiers portaient un pantalon bleu, une chemise blanche et une "taillole" jaune. Ils étaient accompagnés d’une dame (souvent leur femme ou leur fille) costumée en Arlésienne qui s’abritait sous son ombrelle de dentelle.

Les Mireille et les Vincent, sur la charrette, disposaient de sacs de pétales de fleurs de toutes sortes qu’ils jetaient à grosses poignées sur la foule toujours plus nombreuse. Tout cela au son de la musique des fifres et tambourins et des traditionnelles danses folkloriques provençales, sous un grand soleil et un magnifique ciel bleu. La fête se terminait le soir par un grand feu comme à la Saint-Jean. Ce jour là, le bon Saint Eloi était bien arrosé !

         Aux alentours de minuit, les plus jeunes tombaient de sommeil. Certains s’étaient endormis dans les bras de leur maman. C'était l'heure de partir, après avoir dit au revoir à tout le monde et s'être donné rendez-vous pour la prochaine veillée. Fanaux allumés, nous prenions le chemin du retour que nous trouvions bien long. Parfois, j’avais trop sommeil et mon père me prenait sur ses épaules (il m’arrivait aussi de faire semblant pour finir la route sur ses épaules). De ses grosses mains, il me tenait les jambes.  Je me vois encore : perché au-dessus des autres je tenais mes mains croisées sous le menton de mon père pour me tenir, j'étais heureux d'être sur ses épaules. Mon frère Noël rouspétait, il disait : « moi aussi j'ai sommeil ! » Mon père répondait : « tu es plus grand, toi. Marcel est petit, il a de petites jambes ! » En réalité, je pense que Noël était jaloux.

La semaine suivante ou plus tard, nous nous rassemblions, presque toujours les mêmes, dans un autre mas. Parfois, nous étions tous invités pour le repas du soir : dans ces occasions, nous mangions surtout du gibier, civet de lièvres, perdreaux,  cailles, le tout cuit à la broche devant le feu de la grande cheminée ou dans la marmite suspendue à la crémaillère. Il faut dire qu'à cette époque, il y avait beaucoup de gibier dans nos collines et pas mal de braconniers chez les paysans ! ..

Certaines broches étaient entraînées par une grande roue à plusieurs pales en forme d'hélice. Installée dans le conduit de la cheminée elle tournait grâce au tirant d'air chaud ; elle entraînait des poulies, des chaînes, faisant tourner très lentement la broche qui pouvait supporter un mouton entier.

Voilà ! Ce soir, j'ai veillé pour rassembler mes souvenirs d'enfant et faire revivre à ma manière le temps des veillées, le temps où les hommes communiquaient vraiment entre eux, où nos anciens étaient attachés à leurs traditions et aux terres qui les nourrissaient ; le temps où la vie était dure mais simple, où il n'y avait pas d'orgueil ni d’envie, car nous ne possédions presque rien. Il n’y avait que la nature autour de nous, le ciel bleu, le soleil qui inondait les mas, les champs d'amandiers où chantait le coucou, les vieux oliviers noueux et dans un mélange de thym, de romarin, le parfum de la lavande baignait les collines provençales où chantaient les cigales… Comme j'aimerais revivre cette époque, revivre tout ce bon temps, même si nous n'avions qu'une ampoule de 40 "bougies" pour nous éclairer !!…

Récit vécu  fin des années 30 par

Dellasta Marcel.

Fuveau - 2003

8 janvier 2006

Le Photographe

Le photographe


           En 1937, nous allions à l'école à St Rémy de Provence en vélo avec mon frère Paul, qui avait quelques années de plus que nous. Noël avait six ans et moi cinq. Paul était un grand à nos yeux : il avait treize ans. Je me revois assis sur le cadre, me tenant au guidon,et Noël sur le porte bagage arrière,cramponné à la selle: Paul lui recommandait sans cesse de bien faire attention à ne pas mettre ses pieds dans les rayons. Paul peinait à nous transporter sur un vieux vélo assez lourd qui devait dater du début de l'ère cycliste " un clou !! ". Mais à l'époque avoir une bicyclette était chose rare pour des enfants. Du mas à la grande route il fallait descendre un mauvais chemin charretier appelé la " grand-draille ".Une fois sur la route, c'était mieux pour lui et pour nous,car il n'y avait plus de trous le long du chemin pour me faire mal aux fesses.

J'ai un vague souvenir de l'école.Je me revois dans une classe avec Noël, assis derrière un bureau avec un ou deux paquets de bûchettes guère plus grosses que des allumettes, qui nous servaient à apprendre à compter. Elles étaient en paquets de dix liées par un élastique. J’ai peu d’autres souvenirs.Par contre, je me souviens très bien de la cour de récréation où nous retrouvions mon frère Paul qui faisait partie des grands. En quelque sorte c'était plus rassurant pour nous.

L'année suivante, Paul passa brillamment son certificat d'étude.Il aurait pu poursuivre des études car il avait des dispositions. Le directeur de l'école, monsieur Peloux, convoqua mon père pour le lui suggérer, mais mon père a refusé sous prétexte qu'il avait quatre fils et qu'il ne pouvait en favoriser un seul au détriment des autres .Nous étions destinés à devenir des paysans ... Paul a donc quitté l’école pour travailler à la ferme.

Nous avions un petit copain, François, qui habitait le mas voisin du nôtre,.Il était en rapport d'âge avec Noël. Nous étions toujours ensemble, surtout pour faire des bêtises ! .

Tous les trois nous partions sur le chemin de" la  grand draille ", les jours de beau temps seulement, car nous étions petits et l'école était à environ trois kilomètres. Le chemin passait sur le pont du canal servant à l’arrosage des cultures. Le parapet n'était pas très haut et notre mère vivait dans l'angoisse que l'un de nous tombe à l'eau. Avant de partir, elle faisait des recommandations à mon frère : « Donne la main à Marcel lorsque vous passerez sur le pont ". De nos jours cela paraît peu vraisemblable, maisde mon temps, les enfants allaient tous à pied faire les commissions pour leurs parents ou pour se rendre à l'école. Sur la route, nous marchions bien à droite en file indienne, mais à cette époque il n'y avait pratiquement pas de voitures, seulement quelques charrettes de paysans qui allaient à leurs champs.

Longeant la route, il y avait une voie ferrée plus étroite que les voies normales. Le matin et le soir passait un petit train qui roulait très lentement, tiré par une locomotive bizarre avec une cheminée très longue en forme de cône et deux petits wagons très anciens derrière. Elle crachait une fumée noire et faisait un bruit infernal. Nous attendions qu’elle siffle et nous étions contents. Ce petit train, nous l'appelions " le macaron ".La petite voie ferrée est restée à l'abandon et de nos jours elle a disparu sous la végétation.

A la sortie de l'école, nous prenions notre temps pour rentrer à la maison. Parfois, chemin faisant, nous commettions quelques bêtises, comme beaucoup d'enfants de notre âge.

A la sortie de St Rémy, sur le chemin du retour, nous passions devant une porte dont l'encadrement portait un bouton de sonnette électrique. C’était chose rare à l'époque : c’était la maison d'un photographe. De temps en temps je laissais passer mon frère et François devant et lorsqu'ils étaient un peu éloignés, je sonnais deux ou trois fois, j'entendais la sonnerie  derrière la porte: "dring ! dring !" Alors je partais en courant rejoindre les autres...Souvent le photographe sortait en criant après nous, mais nous étions déjà loin. Cela m'amusait, mais mon frère n’appréciait guère !

Un soir qu’avec François nous avions un peu d’avance sur mon frère qui s’était attardé à regarder je ne sais quoi, j’ai sonné une fois de plus à la porte et nous nous sommes sauvés en courant comme d'habitude. Quelques secondes plus tard, le photographe en colère est sorti sur le pas de la porte que mon frère venait juste de dépasser. Le photographe a cru que c’était lui le coupable et il l’a attrapé «  Ah ! C’est toi le sonneur de porte ! C’est toi qui me déranges dans mon travail presque tous les soirs ! Tiens, tu ne l'auras pas volé ! »  Et il lui a donné une paire de gifles, en ajoutant : « Cela t'apprendra ! ». Noël nous a rejoint en pleurant ,et très fâché après moi, car lui,il n’avait jamais sonné à la porte du photographe!

Mon frère saignait facilement du nez; aussi, après avoir pris les deux gifles, il s’est mis à saigner abondamment. Il a pris son mouchoir,a penché la tête en arrière, et au bout d’un moment, cela s’est arrêté. A la maison, ma mère, effrayée de voir ses vêtements pleins de sang, lui a demandé : "Qu'as- tu fait  pour être dans cet état, dis-moi ? " Et le voilà qui raconte toute l'histoire...

Comment ma mère prit contact avec le photographe et ce qu’ils se sont dit, je ne le sais pas mais le pauvre homme était navré d'avoir donné deux gifles à mon frère qui n'y était pour rien  et d'avoir provoqué le saignement du nez. Pour se faire pardonner, il avait proposé à ma mère de nous photographier gratuitement.Aussi, quelques jours plus tard, nous annonça-t--elle : « Nous allons chez le photographe ! » Mon frère ne voulait surtout pas le revoir et moi encore moins, car j’avais peur qu’il me frappe. Ma mère nous a rassurés, et nous avons revêtu   nos habits du dimanche: mon frère et moi étions toujours habillés pareil, comme des jumeaux. J'ai le souvenir d’un pull-over bleu roi, d’une culotte courte de velours noir, de chaussettes marron et de sandales de même couleur. Nous étions beaux comme des sous neufs.

Et nous voilà partis.Arrivés devant la porte, nous avons eu un moment d'hésitation, puis ma mère a sonné: le photographe a ouvert la porte et nous a fait entrer.

         Ma mère lui avait sûrement raconté toute l'histoire, car lorsqu'on s’est retrouvé dans le studio, il m’a regardé en disant : « Alors c'est toi qui sonne à la porte et me dérange dans mon travail, tu es un petit malin ! Tu sonnes et tu pars en courant, et c'est ton frère qui se fait prendre! Tâche de ne plus recommencer! » Ma mère a répondu : « S'il devait recommencer, son frère nous avertirait et il serait puni par son père » et se tournant vers moi : « dis à monsieur que tu ne le feras plus » D’un signe de tête, j’ai fait non.

Je n'avais jamais vu de studio de photographe. C’était beau : il y avait de grands tableaux représentant des paysages, une sellette que l'on voit souvent sur les anciennes photos où un militaire appuie son bras, de grosses ampoules et l'appareil, cette boîte en bois montée sur trois pieds, en partie recouverte d'un tissu noir. Au centre de la boîte il y avait un œil qui brillait.

Le photographe nous a dit : " Bon ! Allons-y !" Ma mère nous a recoiffés avec soin et a arrangé nos vêtements. Il m’a assis sur un  grand tabouret près de  mon frère resté debout, il a placé nos mains pour avoir une jolie pause, puis il a dit : « Maintenant ne bougez plus ». Il a allumé les grosses ampoules, est revenu vers la boîte magique et a mis sa tête sous le tissu noir où il est resté quelques secondes puis, sortant la tête, il a pris une poire en caoutchouc dans une main (j’ai trouvé que çà ressemblait à une poire à lavement !!) et nous a dit : « Regardez bien là ! » Il a posé son doigt  près de l'œil de la boîte en nous faisant signe une nouvelle fois « Allez, un sourire, ne bougez plus, le petit oiseau va sortir ! Et voilà c'est fini ! » J’étais déçu, je n'avais pas vu le petit oiseau sortir de la boîte !

Quelques jours plus tard, à la sortie de l'école, nous sommes passés chez lui pour retirer les photos. Il m’a dit en souriant : « Cette fois tu n'as pas sonné pour rien »  Il nous a donné nos photos plus quelques bonbons pour nous ainsi que pour notre copain François.

Par la suite, je regardais toujours le bouton de sonnette du photographe, mais plus question de sonner! Et pour plus de sécurité, mon frère passait sur le trottoir d'en face…..

Voilà l'histoire du petit Marcel sonneur de portes et du gentil photographe. Cette photographie est la seule qui me reste en souvenir de mon cher frère Noël.

                                                                     

Noël – Marcel le sonneur de Porte

Photo authentique Récit Vécu en 1937

Fuveau – 2000 -

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8 janvier 2006

Le chemin des loups

LE CHEMIN DES LOUPS

En 1938  j'avais tout juste six ans. J'étais le petit dernier d’une famille de quatre enfants, nous habitions un  joli mas au pied des Alpilles, à Saint Rémy de Provence.

De notre mas jusqu’au pied de la montagne s’étendait sur environ huit cents mètres une grande garrigue parfumée. C’était une terre aride jonchée de silex que nous appelions les " pierres à feux ". Nous nous amusions à les frapper l’une contre l’autre pour en faire jaillir des étincelles. Seuls poussaient à cet endroit des amandiers aux troncs tordus; certains étaient très vieux. Dans les troncs creux nichaient des matchottes  et les pétugues. A l’automne, avec mon frère Noël et un voisin de notre âge , François, (que nous appelions " chichoi des bas bleus" ) nous allions acaner  les amandes : nous étendions deux draps de jute appelés bouras  autour du pied de l’amandier, et, avec une longue perche , nous frappions les branches pour faire tomber les fruits. L’hiver, pour le goûter, nous avions un morceau de pain et une grosse poche d’amandes que nous cassions avec une pierre. Au printemps, sous les amandiers, le thym faisait un tapis et l’ensemble composait un magnifique tableau digne de la palette d’un grand peintre. Au moment de la floraison du thym, des femmes tout de noir vêtues venaient de St Rémy pour le couper : elles remplissaient de gros sacs de jute et le soir, une charrette venait charger ces sacs, sans doute pour les parfumeries ou des laboratoires pharmaceutiques. Plus haut dans la montagne des genévriers, du buis, du houx, des petits chênes verts, de la sarriette, du romarin et quelques pins courbés par le mistral dégageaient un parfum capiteux et enivrant de miel et de fleurs.

Au bout du chemin, presque au pied des Alpilles, se trouvait un champ de tir militaire.  C’était une tranchée cimentée longue d’une centaine de mètres, fermée par une butte de terre. Les soldats venaient s’entraîner au tir : ils arrivaient d’Avignon ou de Tarascon mais à chaque fois nous étions à l’école. Nous n’avions pas de chance !! Le soir, en rentrant de l’école, ma mère nous disait : « les soldats sont venus ce matin! ».  On attendait avec impatience le jeudi suivant pour aller au champ de tir. Contre la butte, dans la terre, nous cherchions les balles et, avec un bout de fer ou un vieux couteau, nous creusions des trous pour les déterrer. Elles étaient plus ou moins écrasées, certaines paraissaient en cuivre, d’autres en plomb. Nous comparions nos trouvailles, nous avions l'impression d'avoir des reliques. Cela nous paraissait invraisemblable que de vraies balles, tirées par de vrais soldats, avec de vrais fusils puissent être en notre possession ! Un jeudi après midi, alors que nous cherchions des balles et que j’étais à genoux en train de creuser avec mon petit couteau, j’ai réalisé tout à coup que je n’entendais plus Noël ni François parler. Je me suis retourné et je les ai aperçus très loin, descendant le chemin en courant. Ils étaient partis doucement sans faire de bruit, pour me faire peur. Je les ai appelés et mon frère a crié  «  Marcel ! Méfie- toi, il y a un loup derrière toi !! " ». Affolé, je ne savais que faire, cherchant le loup que je ne voyais pas. Je me suis élancé sur le chemin en pleurant et criant de toutes mes forces: « Maman, Maman ! Au secours, au secours ! Viens vite ! Maman, Maman ! Il y a un loup ! Il y a un loup ! ». Je criais et je courais en même temps. Avant le champ d’amandiers, caché par des chênes verts il y avait un croisement de chemins : l'un allait vers le mas de Madame Marchand, la bergère. Arrivé derrière les chênes j’ai vu mon frère, François, Madame Ferrari (la mère de François) et la bergère qui entouraient ma mère allongée par terre, évanouie. Les femmes essayaient de la ranimer. Je pleurais ;  ce n'était plus la peur du loup mais la vue de ma mère inanimée. Je pensais qu’elle était peut- être morte. Ma pauvre maman ! Elle m’avait entendu crier au secours. Elle avait sûrement eu très peur de me savoir en danger et elle était montée en courant vers la colline mais ses forces l'avaient abandonnée. Madame Ferrari et la bergère m’avaient aussi entendu crier et s’étaient retrouvées là presque en même temps. Après un moment, maman a repris connaissance. Je me suis jeté à son cou et je l’ai serrée très fort contre moi. Mon frère pleurait aussi, nous avions eu si peur ! Quant à François, sa mère lui a donné sans attendre une paire de gifles, il l’avait bien méritée ! Quant à mon frère, le soir même, il a été puni par mon père qui l’a envoyé  au lit sans souper. J’étais content : justice était faite, mais je ne suis plus jamais allé chercher des balles au champ de tir… Je n’avais que six ans et très peur des loups. !!!

   

Trente ans plus tard, alors que nous n’habitions plus à St Rémy de Provence mais à Fuveau, un petit village prés d’Aix en Provence, un dimanche, avec ma femme et mes enfants, nous sommes partis vers mes souvenirs. Je voulais leur faire connaître les lieux de mon enfance dont je parlais si souvent. J’ai à peine reconnu notre mas : il était entouré d’un très haut mur, avec un grand portail. J’ai sonné, un gardien est venu à notre rencontre ; je lui ai expliqué que, trente ans plus tôt, j’avais habité ce mas et demandé poliment s'il était possible de revoir la maison de mon enfance. Il m’a répondu que le propriétaire n’autorisait pas la visite. J’étais déçu de ne pouvoir revoir la maison de mes premiers souvenirs et mes enfants encore plus.

Le chemin qui montait au champ de tir est aujourd’hui goudronné. il y a également de belles habitations presque jusqu’au pied des Alpilles. A la place du champ des vieux amandiers, où nous avions si souvent joué, il y a des belles et grandes villas entourées de murs très hauts ou des clôtures de protection. Le vieux mas de notre copain François a, lui aussi, subi des transformations et plus rien ne subsiste de tout ce qui a fait mon enfance. Quel gâchis de voir ce superbe coin de Provence défiguré par le béton ! Je ne veux plus jamais y revenir. Je préfère garder mes souvenirs, ils resteront à jamais dans ma mémoire.

Je ne sais pas si c'est François, ses parents ou Madame Marchand la bergère, qui ont raconté l’histoire du loup, à moins que ce ne soit  une simple coïncidence : il y a un panneau au coin du croisement où il est écrit « chemin des loups ». Je n’en ai pas cru mes yeux ! En montant un peu plus haut sur le chemin,  j’ai vu quelqu’un devant une villa,  je me suis approché et j’ai demandé  s’il savait pourquoi le chemin s’appelle chemin des loups.   

Il paraît qu’au début du siècle, des loups auraient attaqué des enfants qui s’amusaient dans la garrigue. Je ne sais pas si c’est vrai ou si c'est une légende ! C’est tout ce que je peux vous dire, mon bon monsieur ! ».

Voilà comment, en Provence, on perpétue les histoires du passé en donnant à un chemin  un nom venu d’une mauvaise farce d’enfants : " le chemin des loups ".   

Histoire vécue du petit Marcel

Qui avait peur des Loups..

Dellasta Marcel - Fuveau – 2003

(1)   Matchotte= Chouette

(2)   Pétugue = Huppe.

(3)   Chichoi = François .

(4)   Acaner = Faire tomber les amandes avec une canne.

(5)  Bourras = grand carré de jute, avec une attache dans chaque coin.

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