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Souvenirs d'enfance
8 janvier 2006

Le chemin des loups

LE CHEMIN DES LOUPS

En 1938  j'avais tout juste six ans. J'étais le petit dernier d’une famille de quatre enfants, nous habitions un  joli mas au pied des Alpilles, à Saint Rémy de Provence.

De notre mas jusqu’au pied de la montagne s’étendait sur environ huit cents mètres une grande garrigue parfumée. C’était une terre aride jonchée de silex que nous appelions les " pierres à feux ". Nous nous amusions à les frapper l’une contre l’autre pour en faire jaillir des étincelles. Seuls poussaient à cet endroit des amandiers aux troncs tordus; certains étaient très vieux. Dans les troncs creux nichaient des matchottes  et les pétugues. A l’automne, avec mon frère Noël et un voisin de notre âge , François, (que nous appelions " chichoi des bas bleus" ) nous allions acaner  les amandes : nous étendions deux draps de jute appelés bouras  autour du pied de l’amandier, et, avec une longue perche , nous frappions les branches pour faire tomber les fruits. L’hiver, pour le goûter, nous avions un morceau de pain et une grosse poche d’amandes que nous cassions avec une pierre. Au printemps, sous les amandiers, le thym faisait un tapis et l’ensemble composait un magnifique tableau digne de la palette d’un grand peintre. Au moment de la floraison du thym, des femmes tout de noir vêtues venaient de St Rémy pour le couper : elles remplissaient de gros sacs de jute et le soir, une charrette venait charger ces sacs, sans doute pour les parfumeries ou des laboratoires pharmaceutiques. Plus haut dans la montagne des genévriers, du buis, du houx, des petits chênes verts, de la sarriette, du romarin et quelques pins courbés par le mistral dégageaient un parfum capiteux et enivrant de miel et de fleurs.

Au bout du chemin, presque au pied des Alpilles, se trouvait un champ de tir militaire.  C’était une tranchée cimentée longue d’une centaine de mètres, fermée par une butte de terre. Les soldats venaient s’entraîner au tir : ils arrivaient d’Avignon ou de Tarascon mais à chaque fois nous étions à l’école. Nous n’avions pas de chance !! Le soir, en rentrant de l’école, ma mère nous disait : « les soldats sont venus ce matin! ».  On attendait avec impatience le jeudi suivant pour aller au champ de tir. Contre la butte, dans la terre, nous cherchions les balles et, avec un bout de fer ou un vieux couteau, nous creusions des trous pour les déterrer. Elles étaient plus ou moins écrasées, certaines paraissaient en cuivre, d’autres en plomb. Nous comparions nos trouvailles, nous avions l'impression d'avoir des reliques. Cela nous paraissait invraisemblable que de vraies balles, tirées par de vrais soldats, avec de vrais fusils puissent être en notre possession ! Un jeudi après midi, alors que nous cherchions des balles et que j’étais à genoux en train de creuser avec mon petit couteau, j’ai réalisé tout à coup que je n’entendais plus Noël ni François parler. Je me suis retourné et je les ai aperçus très loin, descendant le chemin en courant. Ils étaient partis doucement sans faire de bruit, pour me faire peur. Je les ai appelés et mon frère a crié  «  Marcel ! Méfie- toi, il y a un loup derrière toi !! " ». Affolé, je ne savais que faire, cherchant le loup que je ne voyais pas. Je me suis élancé sur le chemin en pleurant et criant de toutes mes forces: « Maman, Maman ! Au secours, au secours ! Viens vite ! Maman, Maman ! Il y a un loup ! Il y a un loup ! ». Je criais et je courais en même temps. Avant le champ d’amandiers, caché par des chênes verts il y avait un croisement de chemins : l'un allait vers le mas de Madame Marchand, la bergère. Arrivé derrière les chênes j’ai vu mon frère, François, Madame Ferrari (la mère de François) et la bergère qui entouraient ma mère allongée par terre, évanouie. Les femmes essayaient de la ranimer. Je pleurais ;  ce n'était plus la peur du loup mais la vue de ma mère inanimée. Je pensais qu’elle était peut- être morte. Ma pauvre maman ! Elle m’avait entendu crier au secours. Elle avait sûrement eu très peur de me savoir en danger et elle était montée en courant vers la colline mais ses forces l'avaient abandonnée. Madame Ferrari et la bergère m’avaient aussi entendu crier et s’étaient retrouvées là presque en même temps. Après un moment, maman a repris connaissance. Je me suis jeté à son cou et je l’ai serrée très fort contre moi. Mon frère pleurait aussi, nous avions eu si peur ! Quant à François, sa mère lui a donné sans attendre une paire de gifles, il l’avait bien méritée ! Quant à mon frère, le soir même, il a été puni par mon père qui l’a envoyé  au lit sans souper. J’étais content : justice était faite, mais je ne suis plus jamais allé chercher des balles au champ de tir… Je n’avais que six ans et très peur des loups. !!!

   

Trente ans plus tard, alors que nous n’habitions plus à St Rémy de Provence mais à Fuveau, un petit village prés d’Aix en Provence, un dimanche, avec ma femme et mes enfants, nous sommes partis vers mes souvenirs. Je voulais leur faire connaître les lieux de mon enfance dont je parlais si souvent. J’ai à peine reconnu notre mas : il était entouré d’un très haut mur, avec un grand portail. J’ai sonné, un gardien est venu à notre rencontre ; je lui ai expliqué que, trente ans plus tôt, j’avais habité ce mas et demandé poliment s'il était possible de revoir la maison de mon enfance. Il m’a répondu que le propriétaire n’autorisait pas la visite. J’étais déçu de ne pouvoir revoir la maison de mes premiers souvenirs et mes enfants encore plus.

Le chemin qui montait au champ de tir est aujourd’hui goudronné. il y a également de belles habitations presque jusqu’au pied des Alpilles. A la place du champ des vieux amandiers, où nous avions si souvent joué, il y a des belles et grandes villas entourées de murs très hauts ou des clôtures de protection. Le vieux mas de notre copain François a, lui aussi, subi des transformations et plus rien ne subsiste de tout ce qui a fait mon enfance. Quel gâchis de voir ce superbe coin de Provence défiguré par le béton ! Je ne veux plus jamais y revenir. Je préfère garder mes souvenirs, ils resteront à jamais dans ma mémoire.

Je ne sais pas si c'est François, ses parents ou Madame Marchand la bergère, qui ont raconté l’histoire du loup, à moins que ce ne soit  une simple coïncidence : il y a un panneau au coin du croisement où il est écrit « chemin des loups ». Je n’en ai pas cru mes yeux ! En montant un peu plus haut sur le chemin,  j’ai vu quelqu’un devant une villa,  je me suis approché et j’ai demandé  s’il savait pourquoi le chemin s’appelle chemin des loups.   

Il paraît qu’au début du siècle, des loups auraient attaqué des enfants qui s’amusaient dans la garrigue. Je ne sais pas si c’est vrai ou si c'est une légende ! C’est tout ce que je peux vous dire, mon bon monsieur ! ».

Voilà comment, en Provence, on perpétue les histoires du passé en donnant à un chemin  un nom venu d’une mauvaise farce d’enfants : " le chemin des loups ".   

Histoire vécue du petit Marcel

Qui avait peur des Loups..

Dellasta Marcel - Fuveau – 2003

(1)   Matchotte= Chouette

(2)   Pétugue = Huppe.

(3)   Chichoi = François .

(4)   Acaner = Faire tomber les amandes avec une canne.

(5)  Bourras = grand carré de jute, avec une attache dans chaque coin.

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